jeudi 24 juin 2010

Отпуск...

... ou pour les non-russophones, congé. Je m'accorde un mois de doigts de pieds en éventail entre Paris et l'Eurasie (encore que la paperasse diverse devrait malheureusement occuper pas mal de temps au moins de cette semaine). En conséquence le rythme des publications devrait être en berne jusqu'à la fin du mois de Juillet.

mercredi 16 juin 2010

Instabilité au Kirghizistan: prélude à la guerre civile ou feu de paille?

L'évolution de la situation au Sud du Kirghizistan est actuellement une source de préoccupation pour de nombreuses personnes. Les violences ont déjà fait près de 100  morts, environ 1500 blessés, et entraîné la fuite de près de 80.000 (certaines sources avancent le chiffre de 200.000 ou 300.000) ouzbeks du Kirghizistan. Face à l'aggravation des troubles, le gouvernement kirghize a demandé l'intervention des troupes russes, demande qui a jusqu'à présent fait l'objet d'un refus poli. Néanmoins, si le gouvernement provisoire s'avérait malgré tout incapable de rétablir l'ordre, la question de l'intervention de forces étrangères (troupes russes en tête) devra être posée.

Haines anciennes, vigueur nouvelle

Osh est aujourd'hui le théâtre d'affrontements sanglants et d'attaques principalement dirigées contre la communauté ouzbèke du pays. De nombreux ouzbeks ont d'ailleurs déjà fui le pays, alors que ceux encore présents en ville se barricadent pour échapper aux pogroms, hésitant même à se déplacer pour se rendre dans les hôpitaux ou se procurer des produits de première nécessité. Plusieurs incendies ont également été allumés par des bandes armées qui empêchent les pompiers d'intervenir.

Il est aujourd'hui clair que les troubles sont fomentés par des éléments liés aux groupes mafieux, très puissants dans la région, et qui profitent de l'alternance politique violente pour régler leurs comptes. L'assassinat d'un important malfaiteur (Aïbek Mirsidikov, dit « Aïbek le Noir ») serait d'ailleurs un des éléments déclencheurs de cette vague de violence. Mais d'aucuns soupçonnent qu'elle soit en fait « téléguidée » par des forces extérieures utilisant les organisations mafieuses comme de simples relais. Cela n'est pas sans rappeler les saisies de propriétés foncières ayant eu lieu dès la déchéance de Bakiyev, une partie au moins de ces « réquisitions » étant l'œuvre de groupes violents et bien organisés. Le but le plus évident des fauteurs de troubles semble être de perturber la tenue du référendum visant à adopter une nouvelle constitution, prévu le 27 juin.

Les tensions entre ouzbeks et kirghizes, principalement dans la Vallée du Ferghana, n'ont que rarement débouchés sur des violences d'une telle ampleur (hormis les sanglantes émeutes de 1990), bien qu'elles soient fortes et anciennes. Plusieurs problèmes persistants demeurent en effet facteurs de heurts potentiels entre communautés. D'une part, la prise en compte institutionnelle du fait minoritaire (statut de l'Ouzbek, quotas d'ouzbeks dans les administrations et les instances représentatives, recensement et statistiques officielles) est jugée par certains très insuffisante. D'autre part, les nombreux commerçants ouzbeks de la vallée sont extrêmement vulnérables aux tentatives d'extorsions d'officiels et de fonctionnaires pour la plupart kirghizes. Enfin, le tableau ne serait pas complet sans la question de l'accès à la terre, déjà abordé dans un précédent article.

Les affrontements ont également des conséquences en dehors de la seule sphère sécuritaire. Le ravitaillement de la ville en biens et services de base est en effet interrompu, ce qui entraîne une dégradation rapide de la situation humanitaire et des pénuries. En dehors d'Osh, l'exode massif à destination des zones de la Vallée du Ferghana situées en Ouzbékistan est également un sujet d'inquiétude, tant la surpopulation et la pression foncière sont élevées dans ces régions.
 
Face à la dégradation de la situation, le gouvernement provisoire semble jusqu'ici impuissant et la police anti-émeute insuffisamment équipée ou nombreuse pour s'interposer efficacement. Alors que les  forces de l'ordre convergent vers le Sud du pays laissant le Nord vulnérable, la présidente par intérim a ordonné la mobilisation partielle des forces armées et appelé les troupes russes à l'aide. Parallèlement, plusieurs appels similaires à des organisations supranationales (ONU en tête) ont été lancés par divers acteurs non-étatiques.
Des forces de l'ordre Kirghizes en patrouille dans Osh.
(Crédits: REUTERS/lemonde.fr)

Vers une intervention militaire directe de la Russie?

Jusqu'à présent, les pays voisins et les puissances ayant des intérêts dans la zone ont refusé de s'impliquer autrement que par l'envoi d'une assistance humanitaire. Alors que la Russie, suivie par l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) a pour l'instant refusé de s'impliquer, les États-Unis semblent peu pressés d'étirer davantage leur outil militaire déjà très sollicité. L'Organisation de Coopération de Shangaï (OCS), réunie en sommet à Tachkent le 11 juin, n'a pas non plus fait mine de vouloir s'engager activement au Kirghizistan.

Une intervention directe de forces militaires étrangères dans le pays afin d'y rétablir l'ordre ne peut cependant être exclue ou indéfiniment repoussée. Beaucoup d'États ne peuvent en effet tolérer la persistance du désordre dans la région. En premier lieu, l'Ouzbékistan, à la fois inquiet que le chaos permette à des groupes islamistes (MIO en tête) de jouir d'un refuge et que l'afflux de réfugiés ne complique encore plus la situation dans le Ferghana ouzbek, déjà surpeuplé. De même, les États-Unis et les nations engagées en Afghanistan ne peuvent rester de marbre face à la présence d'un foyer d'instabilité qui menace à terme leur logistique, alors même que la reconquête du Sud afghan s'avère plus difficile qu'initialement prévue. La Chine ne devrait pas non plus apprécier la présence à ses frontières une zone « grise » susceptible de servir de zone de repli à de potentiels insurgés ouïgours. Enfin, la Russie ne peut rester les bras croisés pendant qu'une partie de sa zone d'influence s'enfonce dans l'anarchie.

La Russie héritière de l'URSS demeure en effet le principal pourvoyeur de sécurité pour les États de la région. C'est un rôle qu'elle a jusqu'ici réussi à préserver face au partenaire chinois, lequel la surclasse haut la main en matière d'économie. Ne pas se porter au secours d'un gouvernement allié ayant officiellement demandé assistance reviendrait de fait à abandonner cette position, qui ne manquerait pas d'être prise par une tierce puissance. La Chine est bien placée pour intervenir, tandis que l'Ouzbékistan pourrait être poussé à pénétrer au Kirghizistan pour faire cesser pogroms et exode de réfugiés.

Ainsi, la Russie se réserve la possibilité de faire usage de ses forces militaires (une telle possibilité n'a pas été écartée dans les déclarations officielles) et a encore renforcé son dispositif militaire au Kirghizistan. Cependant, peu enthousiaste à l'idée de s'engager directement dans une action militaire hasardeuse, Moscou attendra probablement de voir si des mesures plus drastiques de la part du gouvernement kirghize couplées au spectre d'une intervention des troupes russes suffiront à rétablir l'ordre avant de faire mouvement (à reculons). Et si mouvement est fait, ce sera de préférence avec la bénédiction de l'OTSC ou de l'OCS. Cependant, le fait que certaines sources avancent que les violences ont fait place à de simples pillages semble annoncer un retour au calme, sinon proche, du moins à venir.
Des forces de l'ordre d'Ouzbékistan aident les réfugié ouzbeks du Kirghizistan à traverser la frontière.
(Crédits: www.eurasianet.org)

mercredi 9 juin 2010

Opium, poison de rêve et cauchemar de la Russie...

Comme un écho à l'offensive de l'OTAN actuellement en cours dans le sud afghan, s'est ouvert aujourd'hui à Moscou un forum international dédié au problème de l'opium dans ce pays. Quelques jours auparavant, le Kremlin avait fait part de son agacement face à ce qu'il considère comme une implication insuffisante de l'OTAN dans la lutte contre la culture du pavot et le trafic de drogue à destination, entre autres, de la Russie. La question revêt une importance toute particulière pour cette dernière, bien plus que pour les pays d'Europe ou d'Amérique du Nord.
Les psychotropes en Asie Centrale: du folklore à l'exportation

Le climat de l'Asie Centrale et de certaines régions d'Afghanistan se prête à merveille à la culture de plantes telles que le cannabis, le pavot ou l'ephedra, qui servent de base à plusieurs psychotropes. Fort logiquement, les habitants de la région ont appris à utiliser les propriétés de ces plantes à diverses fins, notamment médicinales (les lecteurs des Cavaliers de Joseph Kessel se souviendront de l'utilisation de l'opium comme antidouleur).
La culture du pavot en Afghanistan et a fortiori en Asie Centrale sous contrôle soviétique jusqu'en 1991 n'a cependant pas significativement progressé avant 1979 et le début de la Guerre d'Afghanistan. Ce développement est à la fois dû au conflit en lui-même (l'opium fut utilisé pour financer le djihad des moudjahidines avec la bénédiction de la CIA et des services pakistanais) et à l'interdiction de la culture dans plusieurs pays (Turquie en 1972, et en Iran après la Révolution Islamique). Suite au retrait soviétique et à l'installation de la guerre civile dans le pays, la culture du pavot a continué de se développer. En effet, l'aide américaine s'étant tarie, l'opium était un bon moyen de remplir les caisses des différentes milices et de fournir un revenu minimum aux populations rurales. Enfin, cette culture ne  nécessite qu'un apport réduit en eau et peut se conserver relativement longtemps, ce qui a son importance dans un pays où l'eau est rare et les routes peu développées.


Genèse d'un cancer

Jusqu'au début de la guerre d'Afghanistan, la consommation de psychotropes divers était limitée en URSS. Le stress enduré par les soldats soviétiques (dont de nombreux réservistes et appelés)a poussé ces derniers à vers la toxicomanie. La dépendance s'est alors répandue en URSS elle-même, ce qui a provoqué l'apparition de filières d'exportation entre Afghanistan et URSS, filières qui ont perduré par la suite. Avec la fin de la guerre et l'éclatement de l'URSS, le contrôle des frontières s'est dégradé de manière significative alors même que les républiques d'Asie Centrale s'appauvrissaient à vue d'œil. Enfin, la guerre civile au Tadjikistan a permis le développement de filières stables, facilités par les liens ethniques entre Tadjiks, et une langue commune (le russe) partagé par tous les peuples d'ex-URSS. Aujourd'hui encore, ces filières bénéficient du régime migratoire relativement souple entre la Russie et le Tadjikistan, ainsi que de l'implication de hauts fonctionnaires (notamment des vétérans de la guerre civile tadjike parvenus à des postes à responsabilité) dans le trafic. Enfin, certains militaires russes déployés au Tadjikistan ont par le passé utilisé des vols militaires (exemptés de contrôles) pour faire passer de la drogue en Russie, ce qui a poussé Moscou à contrôler plus étroitement son contingent dans ce pays.

En raison de la lutte extrêmement active menée par l'Iran contre le trafic de drogue, une partie importante de l'héroïne afghane transite désormais par l'Asie Centrale et la Russie. Les frontières sont en effet poreuses dans cette région, et le fait que les volumes transportés aient tendance à diminuer (les trafiquants préfèrent maintenant transformer directement l'Opium en Afghanistan) n'arrange en rien le travail des douanes. Fatalement, les lieux de passage finissent par devenir des débouchés, et la Russie doit aujourd'hui gérer un colossal problème de narcotrafic dont les conséquences n'arrangent pas sa situation démographique. D'après une étude de l'ONU, 30.000 russes (sur les 100.000 victimes annuelles de l'héroïne) meurent en effet chaque année à cause de l'héroïne, tandis qu'entre 1,5 et 6 millions de personnes sont héroïnomanes. Cela pose de nombreux problèmes d'ordre sanitaire (transmission du VIH) et socioéconomiques (l'addiction touche davantage les jeunes, ce qui n'augure rien de bon pour l'économie russe).
Les racines du mal

L'agacement plus que perceptible de la Russie est à la fois dû à l'envergure qu'a pris le narcotrafic et à son origine. Le développement du trafic de drogue depuis l'Afghanistan et le Pakistan a en effet démarré avec la bénédiction de la CIA, et la production afghane de pavot n'a cessé d'augmenter depuis le début de l'opération « Enduring Freedom ».
Qui plus est, à l'heure actuelle, l'ISAF est davantage concentrée sur la réduction des insurgés qui, s'ils tirent profit du trafic de drogue, n'en sont qu'un acteur parmi d'autres. Moscou reproche ainsi à l'OTAN d'avoir renoncé à la destruction des champs de pavot, sous prétexte qu'une telle mesure pousserait les agriculteurs dans les bras de l'insurrection. Washington préfère en effet laisser aux autorités afghanes (qui jusqu'ici n'ont pas fait preuve d'une grande efficacité) le soin de lutter contre le narcotrafic, de préférence en s'attaquant à l'héroïne déjà transformée. Moscou n'a d'ailleurs pas manqué de mettre en évidence le décalage entre cette ligne « douce » et les méthodes beaucoup plus « musclées » encouragées par Washington dans le cadre de la guerre antodrogue en Amérique Latine. Il en va de même pour le manque de coopération entre forces de sécurité en Afghanistan (locales ou étrangères) et celles des États bordant la frontière nord du pays.

Pour finir, il semble que l'expérience colombienne de lutte contre la culture de la coca mérite en effet un examen approfondi dans la mesure où certains de ses enseignements sont potentiellement utiles pour la conduite des opérations antidrogue en Afghanistan. Une doctrine d'"action intégrale" qui, contrairement aux idées simplistes, repose aussi bien sur la coercition (élimination des cultures illégales) que sur les opérations populo-centrées (création d'opportunités de développement économique et protection/contrôle des populations). A noter également l'action des forces françaises dans leur secteur de responsabilité, intéressante à plus d'un titre.

Mise à jour (10.06.10): à noter aujourd'hui, pour les russophones, cet article traitant du transit de la drogue au Kazakhstan, dans la foulée du sommet de l'OCS qui se tient à Tachkent ces jours-ci.