lundi 30 août 2010

Lumière sur un conflit oublié: les Basmatchis

Une rencontre entre plénipotentiaires soviétiques et des basmatchis.
Crédits: ferghana.ru 

    La Guerre Civile Russe, qui suit la révolution d'Octobre 1917 et se termine sur la victoire définitive de Lénine et des bolcheviques, demeure dans son ensemble méconnue en Occident, et relativement peu étudiée dans les écoles militaires russes. En effet, formatée par l'expérience traumatique de la Seconde Guerre Mondiale, également appelée « Grande Guerre Patriotique » (Velikaya Otetchestvenaya Voïna), l'Armée Rouge a centré sa formation et sa doctrine sur la guerre de haute intensité et les gros bataillons. Une focalisation qui explique aussi bien la tendance des forces armées russes à l'oubli de leurs expériences de la guerre asymétrique, que la difficulté que présente la réforme militaire initiée par le président Dmitri Medvedev.

La liquidation des Basmachis en Asie Centrale alors sous souveraineté soviétique n'en demeure pas moins une campagne de pacification réussie contre un adversaire déstabilisant qui a longtemps damé le pion à la jeune Armée Rouge. Si cette dernière a tant peiné à ramener la zone sous le contrôle de Moscou, c'est qu'elle a oublié leçons tirées lors de la conquête de ces territoires par les armées du Tzar. Ironiquement, les soviétiques oublièrent également les leçons de ce conflit, et durent passer par un douloureux processus d'apprentissage par l'échec une fois en Afghanistan.

Même si comparaison n'est pas raison, les similitudes entre les deux conflits étaient à l'époque réelles. L'Armée Rouge affrontait dans un cas comme dans l'autre un adversaire refusant la bataille décisive, connaissant suffisamment le milieu physique et humain pour s'y fondre, s'y mouvoir et en tirer soutien et recrues. Les Russes combattaient par ailleurs, dans les deux cas, dans une région arriérée économiquement (industrie inexistante, prédominance de l'agriculture), où les routes et les infrastructures étaient rares, et où le relief difficile était un véritable calvaire pour une armée moderne dotée d'artillerie et de moyens lourds. Enfin, les deux rébellions était motivée par la religion, et plus spécifiquement par les attaques du régime communiste contre les institutions religieuses (impiété ostentatoire des dirigeants, persécution des clercs, profanations et fermeture de mosquées, de madrassas, etc...), alors même qu'un Islam particulièrement rigoriste imprégnait l'écrasante majorité de la population.

L'intérêt de ce conflit pour les forces armées d'aujourd'hui réside dans plusieurs points. Tout d'abord, il constitue une expérience de pacification réussie en Asie Centrale, contre un adversaire asymétrique employant une rhétorique religieuse. Ensuite, l'Afghanistan et le sud du Turkestan russe de l'époque présentent des similitudes topographiques qui n'ont pas évolué depuis cette époque. Par ailleurs, certaines mesures d'ordre économique et politique mises en place par les soviétiques pendant leur campagne (réfection des canaux d'irrigation, des routes, rétablissement des services postaux) peuvent aujourd'hui être transposées au théâtre afghan. Enfin, l'étude de ce conflit permet d'en apprendre plus sur ce que l'on pourrait appeler l'école russe de la pacification, que l'on peut faire remonter à l'affirmation de la Moscovie au XVIème siècle.

Naturellement, certains aspects de l'expérience soviétique ne sont pas récupérable. La politique visant à prendre des otages (généralement les parents ou les proches de chefs basmachi connus) n'est pas reproductible en l'état actuel des choses par l'Armée Française. Par ailleurs, les soviétiques considéraient l'Asie Centrale comme leur territoire métropolitain, et les ressources qu'ils ont consenti à investir pour le conserver en attestent. Enfin, et c'est peut-être le plus important, l'objectif des bolcheviques n'a jamais été le simple maintien du calme ou du statu quo pour exploiter les ressources de la région, comme ce fut le cas sous le règne des tzars. Dès le début, l'ambition de Moscou a été de soviétiser la région, d'où les attaques contre les institutions religieuses et les autorités traditionnelles, parfois interrompues mais invariablement reprises, ainsi que l'ambitieux programme d'éducation mis en place à destination des jeunes et surtout des femmes.

lundi 23 août 2010

La Russie bientôt de retour au Royaume de l'Insolence?


Bien que toujours affectée par des problèmes récents (conséquences de la crise économique mondiale, sécheresse et incendies meurtriers) comme anciens (corruption endémique et instabilité dans le Caucase), la Russie est depuis plusieurs années décidée à récupérer un peu du poids et du prestige de la défunte URSS. Entre autres choses, elle a prouvé qu'elle conservait de réelles capacités militaires ainsi que la détermination de les utiliser si cela s'avérait nécessaire lors du conflit qui l'a opposé à la Géorgie en 2008. Dans la foulée, elle a réussi à maintenir une présence militaire en Ukraine et en Arménie, ce qui n'était pas gagné d'avance vu la manière dont une partie importante de l'opinion de ces pays juge la présence militaire russe. Par ailleurs, le rôle de la Russie dans l'éviction de Bakiyev au Kirghizistan démontre qu'il ne faut pas jouer au plus fin avec Moscou (Bakiyev avait alors encaissé une importante aide russe contre promesse d'expulser les américains de Manas, ce qu'il n'a pas fait). Enfin, dernier événement en date, l'union douanière regroupant Russie, Biélorussie et Kazakhstan est entrée en vigueur le 1er janvier dernier et marque un retour un peu plus poussé de Moscou dans son pré carré.

Cependant, le Kremlin s'est récemment tourné vers une région porteuse pour la Russie de souvenirs désagréables, l'Afghanistan et ses voisins. Faisant suite à plusieurs rencontres bilatérales entre le président russe et ses homologues étrangers, un sommet réunissant les chefs d'État de la Russie, du Tadjikistan, de l'Afghanistan et du Pakistan s'est tenu à Sochi le mercredi 18 août. Les pays invités ne sont pas sans rappeler le « Grand Jeu » russo-britannique du XXème siècle, et il a bien été question d'un engagement plus poussé de la Russie dans la stabilisation de l'Afghanistan, ainsi que d'intégration et de partenariats économiques (plusieurs projets concrets ont même été mentionnés dans la déclaration finale).

Nature et portée de l'implication russe

L'aventure militaire soviétique au « Royaume de l'Insolence » est encore trop fraîche pour que Moscou envoie le moindre soldat dans le pays, néanmoins la situation est telle que le Kremlin ne peut contempler les bras croisés l'Afghanistan s'enfoncer dans le chaos (même si rien ne l'empêche d'extorquer à l'OTAN quelques concessions en échange de sa coopération). Le risque de déstabilisation de l'Asie Centrale et les effets dévastateurs de l'héroïne bon marché ne valent pas l'humiliation des Américains. Moscou autorise déjà le transit par voie ferré du ravitaillement occidental vers le nord du pays, mais pourrait bien s'impliquer directement en Afghanistan.

L'assistance russe pourrait donc prendre la forme de la livraison d'une vingtaine d'hélicoptères supplémentaires (sous réserve que ceux-ci soient payés par les Afghans avec des dollars probablement américains), ainsi que d'armes légères et la formation des troupes afghanes, sous les mêmes conditions. Étant donné le type d'adversaire que combat l'Armée Nationale Afghane (ANA), l'environnement ainsi que ses moyens humains et financiers, on comprend l'attrait que présente le matériel russe. Robuste, simple d'emploi et d'entretien, raisonnablement onéreux à l'achat, il est aussi parfois mieux adapté que certains équipements occidentaux à la lutte contre l'insurrection.

Parallèlement, si l'on en croit les déclarations du président Medvedev, la Russie serait également en négociations pour plusieurs contrats d'une valeur d'environ 1 milliard de dollars portant sur la réfection d'infrastructures construites par les soviétiques, notamment des centrales hydrauliques, des systèmes d'irrigation et des puits. Le ministre des affaires étrangères, Serguei Lavrov, a quand à lui laissé entendre que la Russie pourrait participer à la construction d'infrastructures électriques qui, une fois achevées, permettrait d'alimenter le Pakistan, confronté à une pénurie d'énergie, avec les surplus produits par le Tadjikistan. (Un autre article détaillant les projets chinois en la matière est disponible ici).

La route des Indes, encore et toujours?

Ce projet qui semble avoir l'appui de la Russie ignore le territoire chinois, ce qui nous rappelle que les deux « partenaires » fondateurs de l'OCS entretiennent une relation de plus en plus difficile. En effet, vue de Moscou, la Chine est utile pour faire contrepoids à Washington. Mais la montée en puissance de l'Armée Populaire de Libération et de l'industrie militaire chinoise, combinée aux ambitions (et aux avancées) de moins en moins masquées de la République Populaire dans l'Asie Centrale ex-soviétique font grincer des dents au Kremlin. De son côté, l'Inde, rival tout désigné de l'Empire du Milieu, entretient depuis longtemps de bonnes relations avec Moscou et équipe son armée avec du matérielle russe. Challenger du puissant adversaire de Moscou, aujourd'hui en retard pour ce qui est du développement industriel et de la recherche de matières premières à l'étranger (la Chine mène largement dans ce domaine), New Dehli peut cependant compter sur une population relativement jeune, qui contraste avec un relatif vieillissement chinois. Le calcul de la Russie de se rapprocher de l'Inde notamment par la coopération militaire est visiblement pensé à l'aune de ces réalités.

lundi 16 août 2010

L'automne sera-t-il chaud au Pays du Cèdre?

Explosion d'une bombe israélienne pendant la "Guerre de Juillet" en 2006

Traditionnellement mouvementées, les relations entre le Liban et les États-Unis risquent fort de nouvelles péripéties à la suite de l'accrochage frontalier du 3 août. Le Congrès américain, par l'intermédiaire du chef du sous-comité chargé de la supervision de l'aide étrangère, vient en effet de geler 100 millions de dollars d'aide militaire destinée à Beyrouth, et menace de faire de même avec l'aide programmée pour l'année 2011. La réponse libanaise n'a pas tardé . Elias Murr, ministre de la défense, a déclaré que toute aide destinée aux forces armées libanaises (FAL) était la bienvenue, mais que les États-Unis feraient aussi bien de garder toute aide « accordée sous la condition que les FAL ne défendent pas le territoire, la population et les frontières libanaises», ou même de l'envoyer directement à Israël. Décidé à se passer de l'aide américaine, le ministre a même appelé ses concitoyens à verser leur obole à l'armée libanaise, allant même jusqu'à montrer lui même l'exemple en versant avec son père 670.000 dollars dans le fonds prévu à cet effet. L'Iran, toujours à l'affut d'une opportunité de contrarier Washington d'une manière ou d'une autre, a fièrement annoncé qu'il était disposé à compenser ce manque à gagner pour les FAL. En réaction, le département d'Etat a réaffirmé son attachement au maintien de l'assistance aux FAL, précisément pour éviter qu'elles fassent l'objet d'une OPA de la part des Gardiens de la Révolutions, sponsors du Hezbollah.

L'aide américaine est en effet destinée à contrer l'influence du Hezbollah au Liban et au sein des FAL, mais c'est ironiquement la relation trop « proche » qui l'unit au Parti de Dieu qui motive la fronde parlementaire contre la poursuite de cette assistance. En effet, l'une des raisons pour lesquelles le Hezbollah jouit au Liban d'une telle popularité est sa capacité à garantir la sécurité du Pays du Cèdre contre Israël, chose dont les FAL semblaient jusqu'alors incapables. Assurer la montée en puissance des forces régulières de l'État Libanais enlèverait donc au Hezbollah sa légitimité à conserver un appareil militaire plus que fourni, qui contribue à son influence. Cependant, cette intention louable se heurte à plusieurs obstacles.


Une aide insuffisante pour accroître la crédibilité des FAL

D'une part, les liens entre Hezbollah et FAL impliquent que l'aide bénéficiera au moins partiellement au Parti de Dieu, ce qui est loin d'enchanter Washington qui le considère toujours comme une organisation terroriste. D'autre part (et le fait qu'un tel mouvement ait lieu avec un accrochage avec Tsahal indique que c'est peut-être l'obstacle principal), armer le Liban n'est pas du tout du goût d'Israël, partenaire privilégié des USA, qui dispose par ailleurs de relais d'influence bien positionnés au sein de l'establishment américain. En effet, en dépit de relations qui se sont tendues entre MM. Obama et Netanyaou ces derniers temps, la coopération militaire demeure intense. Jusqu'ici, l'aide américaine a donc eu un impact marginal sur les capacités militaires des FAL, car elle consistait essentiellement en formations et en matériel obsolète, ou en tout cas pas à même de battre en brèche la supériorité terrestre (surtout dans le domaine blindé) et aérienne de Tsahal.

On peut lire l'incident du 3 août dernier comme un signe que les FAL cherchent à affirmer leur statut de défenseur de la souveraineté et du territoire libanais contre l'ennemi tout désigné. L'Armée Libanaise a en effet « été au carton » (bien que le prétexte en lui-même relève plus d'une querelle de voisinage que de l'incident international), et le Hezbollah est resté l'arme au pied pendant toute la durée des échanges de feu. Soucieux de ne pas provoquer le déclenchement d'un nouveau conflit qui risquerait de saper le large soutien dont il continue de jouir, il a en agissant ainsi reconnu les FAL comme garant de l'intégrité du Liban.

Vers le maintien du statut-quo
Il est encore trop tôt pour évaluer l'impact au Liban même de cette nouvelle posture des FAL, mais une chose est sûre, l'armée ne pourra assurer la défense du Liban de manière crédible sans un accroissement substantiel de ses capacités opérationnelles (blindés modernes et équipements antiaériens performants). Ce n'est pas quelque chose dont on prend le chemin actuellement, aussi bien en raison de l'impasse dans laquelle se trouvent les USA du fait de leur partenaire Israélien, que du fait que le statut quo actuel convient parfaitement au Hezbollah, qui demeure la principale force combattante au Liban et conserve ainsi son statut et son arsenal.

L'Iran profitera-t-il du désengagement américain pour resserrer davantage encore son emprise sur le Liban? Rien n'est moins sûr. D'une part, la décision américaine n'est pas irrévocable, et il est possible de trouver d'autres canaux pour la faire transiter, moins vulnérables aux humeurs de parlementaires chatouilleux. D'autre part, les moyens de l'Iran sont limités tant du point de vue financier que technique. Financièrement, la République Islamique est la cible de toute une batterie de sanctions qui pèsent lourd sur son économie, et donc sur la capacité du gouvernement à maintenir le calme. Il est probable que les ressources disponibles iront en priorité à la stabilisation de la situation en interne plutôt qu'à une (coûteuse) politique d'avancée au Liban. D'autre part, l'Iran a depuis des années orienté sa doctrine et ses forces militaires vers la conduite d'actions relevant de la guerre irrégulière (le spectre va du terrorisme et de l'interruption des flux énergétiques dans le Golfe à la guérilla et au combat urbain). Au mieux, les équipements et l'expertise fournis par l'Iran permettraient aux FAL ou au Hezbollah de gêner considérablement l'action des forces aériennes et terrestres israéliennes, mais ne pourraient empêcher la heyl'HaAvir (aviation israélienne) de vitrifier une bonne partie du Liban. Dès lors, la seule « victoire » que pourrait remporter le Hezbollah ou les FAL aurait un goût plutôt amer.

Possible, la prochaine guerre demeure cependant improbable, dans la mesure où aucun des protagonistes ne semble décidé à pousser l'affrontement plus loin. Côté israélien, on se satisfait du calme qui règne depuis 2006 sur la frontière nord, où en dépit des tensions, les incidents comme celui d'hier demeurent rares. Qui plus est, le degré de préparation du Parti de Dieu laisse entrevoir un affrontement meurtrier si un conflit ouvert venait à éclater. Côté libanais, personne n'a envie d'une seconde « Guerre de Juillet », aussi bien le gouvernement que le Hezbollah, soucieux de préserver son appareil militaire et de ne pas compromettre une popularité savamment entretenue par une nouvelle aventure guerrière.  L'Iran, enfin, préfère sans doute conserver son atout afin de dissuader Israéliens et Américains de frapper ses installations nucléaires.

mercredi 4 août 2010

La Chine à l'assaut des fleuves du "Toit du Monde"


Alors que la Russie est la proie des flammes, l'Asie doit elle lutter contre les inondations. L'Afghanistan, Le Pakistan et la Chine sont en effet touchées, à des degrés divers, par des crues meurtrières résultant de précipitations exceptionnelles. En Chine, les pluies ont en effet été si importantes que les capacités de retenue des barrages sont déjà dépassées. Cela a obligé les autorités à ouvrir les vannes du barrage des Trois Gorges, construit (assez ironiquement) pour réguler le cours du Yangtzé et éviter les crues. Face à des évènements climatiques de plus en plus extrêmes et imprévisibles, le gouvernement chinois pourrait bien être encouragé à intensifier la construction de barrages.

La construction de barrages et de centrales hydroélectriques présente en effet de nombreux avantages pour la Chine. Permettant la régulation du cours des grands fleuves, elle permet en outre la production d'énergie, dont la croissance chinoise a tant besoin. Dores et déjà, la République Populaire s'est lancée dans de nombreux projets en la matière, ce qui n'est pas du goût de ses voisins lorsque les fleuves aménagés traversent plusieurs États. Les perturbations dans le cours du Mékong ont déjà provoqué la colère des États situés en aval et des populations vivant de la pêche ou de l'agriculture, qui doivent faire face à la réduction du débit et des quantités de poisson disponibles. Plus récemment, les ingénieurs chinois ont commencé à étudier la construction d'un barrage sur le cours supérieur du Brahmapoutre au Tibet, ce qui n'est pas sans causer de vives inquiétudes au Bangladesh et en Inde.

De l'or noir à l'or bleu: perspectives de développement de l'hydro-électricité en Asie Centrale

L'Asie Centrale était déjà connue comme une source d'énergie fossile convoitée par la Chine, mais l'attrait qu'exerce sur cette dernière le potentiel hydroélectrique de la région demeure moins connu. La République Populaire a en effet manifesté son intérêt à participer à plusieurs projets, de préférence là où les compagnies russes ne sont que peu ou pas présente afin d'éviter toute friction avec l'allié Moscovite.

Cet intérêt de la Chine pour l'hydroélectricité tombe à point pour les deux principaux exportateurs potentiels de la région, le Tadjikistan et le Kirghizistan, dont la situation n'est guère reluisante. Après la fin de l'URSS, les nouveaux États n'ont pu s'entendre sur de nouveaux mécanismes de gestion en commun des fleuves, d'où la persistance depuis 20 ans de tensions et de conflits. Les Républiques montagnardes (Tadjikistan et Kirghizistan) sont aujourd'hui confrontées, malgré leur potentiel hydroélectrique, à des pénuries de courant particulièrement redoutées en raison des hivers très rigoureux. La vétusté et l'insuffisance des lignes électriques entraînent d'importantes déperditions d'énergie pendant le transport. Leur tracé – conçu à l'époque de l'URSS- se traduit aujourd'hui par l'existence de plusieurs réseaux électriques cloisonnés et transfrontaliers sur le territoire d'un seul pays. De plus, le nombre de centrales effectivement construites est de loin inférieur à ce qu'il pourrait être, et celles-ci ont souffert du manque d'entretien pendant les vingt dernières années. Enfin, last but not least, les barrages construits à l'époque soviétique visaient moins à produire du courant qu'à garder l'eau des fleuves en hiver pour la relâcher pendant l'été, afin de permettre aux républiques situées en aval de cultiver du coton.

Vers l'intégration asiatique en matière d'énergie?

Afin de sortir du cercle vicieux et de devenir exportateurs nets de courant, Tadjikistan et Kirghizistan doivent moderniser et développer leur réseau de distribution et construire de nouvelles centrales. Or, cela exige des financements importants que la plupart des bailleurs de fonds internationaux n'ont jusqu'à présent pas consenti à débloquer, la plupart des projets de développement étant facteurs de tension avec l'Ouzbékistan qui craint pour son approvisionnement en eau. La Chine, pays voisin prêt à acheter l'énergie produite, disposant de capitaux importants et ne craignant visiblement pas d'investir dans ces projets, tombe donc à point nommé pour ces deux États.

Au Tadjikistan, les projets soutenus par la Chine se concentre sur la Zerafshan. La Banque Chinoise de Développement a consenti au gouvernement Tadjik un prêt visant à faire construire par la compagnie SinHydro  une centrale à Yavan. Parallèlement, la Chine s'est montrée intéressée par la construction d'une ligne haute tension Nord-Sud, unifiant le réseau électrique et permettant à terme l'exportation de courant vers  les pays d'Asie du Sud (Afghanistan, Pakistan et Iran). Enfin, la Chine pourrait également participer à la mise en place des centrales de Rogun I & II sur le Vakhsh, affluent de l'Amou-Darya, . Le Kirghizistan n'est pas en reste, et figurait même en tête des projets chinois avant les troubles de cette année. Le pays, dont seul 10% du potentiel hydroélectrique est exploité, offre en effet de réelles opportunités de développement. En échange d'investissements dans le domaine hydroélectrique (principalement la participation à la construction des centrales Kambarata I & II sur le Naryn, affluent du Syr-Darya) et de la construction de lignes électriques traversant la Chine et le Pakistan, le Kirghizistan s'est ainsi engagé à approvisionner le Sin Kiang en énergie. D'autres projets sont également à l'étude sur les cours d'eau descendant du Tian Shan vers la Chine, d'autant plus intéressants que les centrales seraient constructibles près de gisements de minerais, rendant leur exploitation d'autant moins onéreuse.

La Chine avance ses pions en Asie Centrale dans le domaine hydroénergétique comme dans d'autres secteurs, supplantant à ce niveau l'allié russe incapable de faire concurrence à Pékin dans le domaine économique. Le renforcement de la présence chinoise dans la région pourrait avoir des conséquences positives. En effet, dans l'hypothèse où Pékin achèterait au Tadjikistan et au Kirghizistan leurs excédents énergétiques pendant l'été, cela permettrait à ces deux pays d'assurer à l'Ouzbékistan un débit suffisant dans l'Amou-Darya et le Syr-Darya pour son agriculture. Cela pourrait réduire les tensions, alors que les devises payées par la Chine permettraient l'achat d'énergie pour faire face aux besoins pendant les mois d'hiver. Cependant, si la Chine devait préférer les achats en hiver, cela entraînerait de nouvelles tensions en Asie Centrale. Et la manière dont la République Populaire gère les fleuves internationaux qui traversent son territoire n'incite pas à penser que Pékin recherchera le consensus en la matière...

Carte du réseau énergétique en Asie Centrale.
Source: www.geni.org