lundi 27 septembre 2010

Kirghizistan, Tadjikistan: la loi des séries?


Le 19 septembre dernier, une embuscade entretemps revendiquée par un groupe se réclamant d'Al Qaeda entraînait la mort de 28 soldats tadjiks (selon les chiffres officiels) dans la gorge de Kamarob. Localisée dans le centre du pays, cette zone fut pendant la guerre civile qui secoua le pays entre 1992 et 1997 un bastion de la guérilla islamiste. D'après des sources officielles, des combattants étrangers auraient pris part à l'embuscade. Cet accrochage meurtrier succède à plusieurs évènements inquiétant, signes d'une situation sécuritaire détériorée dans le pays, et est pris très au sérieux par les autorités du pays. En réaction, les forces de sécurité tadjikes ont lancé une opération de ratissage afin de retrouver les auteurs de l'attaque, tandis qu'une déclaration antérieure (2 août) du chef des forces parachutistes russes laisse entendre que Moscou suit avec attention l'évolution de la situation dans le pays.

Le Tadjikistan de nouveau en guerre?

La détérioration de la situation sécuritaire au Tadjikistan n'est ni nouvelle, ni surprenante. Déjà, lors des offensives de l'armée pakistanaise contre les Taliban en 2009, on craignait qu'une partie des combattants islamistes chassés de leurs sanctuaires ne remontent vers le Nord de l'Afghanistan. En particulier, des éléments du Mouvement Islamique d'Ouzbékistant (MIO) ayant combattu la Coalition aux côté des Taliban afghans s'étaient rapprochés du sud du Tadjikistan, qu'ils avaient par le passé utilisé comme sanctuaire pour lancer des opérations en Ouzbékistan voisin.

Ces craintes se sont matérialisées dès le 23 août 2010, lorsque plusieurs détenus (pour la plupart non-tadjiks) se sont échappé de façon spectaculaire d'une prison de haute sécurité. Deux semaines plus tard, le 3 septembre, un attentat suicide visait un poste de milice à Khodjent, puis un autre frappait une boîte de nuit à Doushanbé le 6 septembre. Enfin, un accrochage a eu lieu entre taliban afghans et soldats tadjiks le 11 septembre, suivi par l'embuscade meurtrière du 19.

La menace croissante que font peser les Taliban et autres insurgés venus d'Afghanistan sur le Tadjikistan n'est cependant pas la seule, et doit plus être considérée comme un catalyseur potentiel des autres risques attachés au pays. En effet, depuis la fin de la guerre civile en 1997, une répression politique croissante, l'inefficacité d'un État gangrené par la corruption et une série de catastrophes exogènes concourent à déstabiliser le pays.


Des accords de paix de 1997 à aujourd'hui: « bilan globalement positif »?

Les accords de paix de 1997 mettent fin à la guerre civile au Tadjikistan, qui oppose l'ancienne élite communiste issue de l'ouest du pays (Khodjent et Kouliab) à l'Opposition Tadjike Unie (OTU), regroupant des secteurs de la population sous-représentés originaires de l'est (régions de Garm et du Gorno Badakshan) et dans laquelle le Parti de la Renaissance Islamique (PRI) tient un rôle important, tant militaire que politique. Ce dernier devient le premier parti ouvertement islamique en Asie Centrale à être toléré par les autorités et à siéger au Parlement. Cependant, le président Emomali Rakhmonov n'a eu de cesse, depuis lors, que de marginaliser toute forme d'opposition. Le PRI a aujourd'hui pratiquement disparu du parlement. Par ailleurs, l'État traque aujourd'hui les anciens combattants de l'opposition qui ont été intégrés aux organes de sécurité, et se livre à des arrestations visant d'anciens combattants de l'OTU dans les régions du Sud, sous couvert d'opérations antidrogue. Enfin, comme dans le reste de l'Asie Centrale, la répression qui touche le Hizb ut Tahrir fait craindre qu'une partie des membres (essentiellement ouzbeks) de ce parti fondamentaliste non-violent ne rejoignent des formations prônant la lutte armée.

A la répression de toute opposition par l'Etat s'ajoute la corruption de ce dernier. L'efficacité et l'impartialité des forces de sécurité sont gravement affectées par le népotisme en vigueur, la loyauté au président Rakhmonov plutôt que la compétence tenant lieu de facteur de sélection. Il en va de même avec le système judiciaire, jugé corrompu ou inefficace par une population qui a de plus en plus recours à l'arbitrage des religieux pour régler les divorces et litiges civils courants. Enfin, les responsables politiques et administratifs n'hésitent pas à abuser de leur position pour s'enrichir personnellement. A titre d'exemple, une mystérieuse compagnie, enregistrée dans un paradis fiscal et dont l'identité des propriétaires demeure inconnue, a récemment installé plusieurs péages le long de la route reliant Douchanbé à Khodjent, la seconde ville du pays localisée dans le Ferghana. Les habitants, commerçants et commerçants de la région, contraints de payer une somme relativement importante à chaque passage par la seule voie disponible, sont persuadés que les propriétaires de la compagnie et les officiels qui l'ont autorisé à opérer sur cette artère ne font qu'un...

Des impondérables tels que la pénurie d'énergie (qui résulte à la fois de l'état déplorable du réseau électrique et des coupures opérées par l'Ouzbékistan), de mauvaises récoltes et la crise économique ne font rien pour améliorer la situation. La crise affecte d'autant plus le pays que les travailleurs émigrés (en Russie, notamment), qui fournissent une partie importante du revenu national, sont les plus touchés par la crise dans leurs pays d'accueil et ne peuvent plus envoyer autant d'argent qu'auparavant, si tenté qu'ils le puissent toujours. L'accroissement de l'activité insurgée dans le nord de l'Afghanistan et la criminalisation de la société qu'entraîne le transit et la vente de drogue sont également un problème.

OTAN, Chine et Russie face au débordement du chaos afghan

 L'accumulation de tous ces facteurs de déstabilisation ne laisse rien présager de bon, surtout avec l'arrivée de combattants islamistes endurcis dans la région. Les forces de sécurité tadjikes, de piètre qualité, ne semblent pas capable de faire face à des moudjahiddines qui ont l'expérience du feu face à l'armée pakistanaise ou aux troupes de l'OTAN. Il existe également un risque non négligeable que la population appauvrie par la conjoncture économique ou excédée par l'incurie de l'État se tourne vers les insurgés islamistes ou les groupes mafieux, y compris pour des raisons davantage financières qu'idéologiques. Les ouzbeks du nord du pays, au sein desquels le MIO possède déjà un appui certain, sont particulièrement perméables à la pénétration par des groupes islamistes violents (rappelons que le MIO a été fondé au Tadjikistan par des vétérans ouzbeks de la guerre civile).

Alors que la stabilité du Kirghizistan est déjà largement compromise, la déstabilisation durable du Tadjikistan est bien la dernière chose dont ont besoin les différentes puissances présentes dans la région. L'OTAN, d'une part, n'a aucune envie de voir le NDN mis en danger par une guérilla islamiste hors d'Afghanistan. La Chine, ensuite, ne pourra rester de marbre étant donné les risques de débordement sur sa propre province du Sin-Kiang, plutôt remuante ces derniers temps. Enfin, la Russie ne peut laisser le Kirghizistan et le Tadjikistan basculer dans l'anarchie. Une telle situation permettrait en effet aux trafiquants de drogue d'opérer librement entre les frontières afghane et kazakhe. Confrontée à un problème grandissant d'addiction à l'héroïne au sein de sa population, la Russie ne peut se permettre que des tonnes d'héroïne arrivent librement à la frontière kazakhe qui est loin d'être étanche, alors même que l'entrée en vigueur d'une union douanière avec le Kazakhstan devrait intervenir prochainement.

jeudi 23 septembre 2010

Le Kirghizistan à la veille d'un scrutin lourd de conséquences

Affiches électorales, Kirghizistan. Crédits, Ferghana.ru.
Malgré le chaos dans lequel il est plongé depuis la chute du président Kourmanbek Bakiyev, le Kirghizistan s'achemine progressivement vers le scrutin du 10 octobre prochain. Pas moins de 29 partis sont en lice pour remporter une partie des 120 sièges de la nouvelle législature. Généralement perçu comme un moyen de débloquer une situation politique dans l'impasse, ce genre de consultations ayant lieu juste après des troubles importants laisse craindre une dégradation supplémentaire de la situation dans le pays.

Un pays durablement fracturé

Le nombre de partis en lice et la pauvreté de leur programme politique s'explique, entre autres choses, par le fait que ces derniers sont souvent le simple véhicule des ambitions d'un individu ou d'un clan. Une charge officielle ouvre généralement l'accès à une rente publique ainsi qu'à des prérogatives qui permettent de protéger ou de développer des activités lucratives plus ou moins légales. Dans le cas présent, un siège de député est également synonyme d'immunité parlementaire, quelque chose qui n'est pas sans intérêt pour certains mafieux souhaitant conserveur une certaine liberté d'action pour conduire leurs affaires.
Parmi les partis enregistrés pour les élections du 10 octobre, le parti Ata-Jurt se distingue particulièrement. Regroupant de nombreux fidèles du président déchu, il compense la faiblesse de son programme politique en mobilisant surtout les populations kirghizes du sud au moyen d'une rhétorique nationaliste et de l'opposition au pouvoir intérimaire ou aux ingérences extérieures (OSCE en tête). Ata-Jurt est dirigé par Kamshybek Tashiev, ancien ministre des situations d'urgences du président Bakiyev, qui s'est illustré en déclarant que les kirghizes, en tant que nation titulaire de l'Etat, ne jouissaient pas du respect dû à ce statut, et que les minorités ethniques vivant au Kirghizistan avaient vocation à être assimilées pour éviter des troubles intercommunautaires à l'avenir.

Illustrant à merveille cette ligne dure et antigouvernementale, le maire d'Osh, Melyzbek Myrzakmatov, est également un fidèle de l'ancien président qui l'a placé à ce poste et que le gouvernement présidé par Rosa Otunbayeva n'a pas réussi à démettre de ses fonctions. Il ne fait pas mystère de sa défiance vis-à-vis de Bishkek ("les directives du gouvernement provisoire n'ont pas de force légale au Sud), et s'est engagé dans une politique urbaine comparée par certains à du nettoyage ethnique. Il a en effet annoncé récemment son intention de construire dans les anciens quartiers ouzbeks d'Osh des lotissements collectifs censés abriter une population mixte, mais qui seront selon toute probabilité remplis pat des kirghizes ethniques.

Les racines du mal: la question des nationalités, héritage de l'URSS.

Le Kirghizistan est une construction de l'URSS qui date des débuts de la politique des nationalités du pouvoir bolchevique. Sous l'impulsion de Staline, à l'époque commissaire aux nationalités, il fut décidé la création d'Etats pour les minorités de l'ex-empire russe suivant le principe « une langue, une ethnie, un territoire ». Ce principe fut toutefois tempéré par la nécessité de donner aux différents États une certaine viabilité en les dotant d'un minimum de ressources économiques, ce qui explique le rattachement de plusieurs parties de la vallée du Ferghana peuplées d'ouzbeks au Tadjikistan et au Kirghizistan. A l'époque soviétique, la domination du centre moscovite tendait à maintenir les tensions potentielles sous contrôle. La cohabitation entre kirghizes, ouzbeks autochtones et immigrants divers (russes ou « peuples punis » déportés depuis le Caucase ou la Volga) n'a jamais été brisée par des heurts important avant le crépuscule de l'URSS. Avec l'indépendance, la question de la Nation et de la construction de l'État se traduisit par une dégradation continuelle des relations intercommunautaires.

Latentes dès le début des années 1990 au Kirghizistan, les tensions ont dégénéré en affrontement ouverts l'été dernier. Elles se sont d'abord manifestées par des expulsions et l'occupation de terrains appartenant pour la plupart à des minorités ethniques (ouzbeks et turcs meshkètes). Puis les émeutes sanglantes qui ont enflammé Osh au mois de juin et ont particulièrement frappé les ouzbeks ont achevé de briser la confiance intercommunautaire, même s'il est aujourd'hui clair que les troubles étaient organisés et qu'en de nombreuses occasions, des ouzbeks ont été secourus et protégés par leurs voisins kirghizes. Aujourd'hui, les tensions s'illustrent encore par des affrontements sporadiques et une méfiance réciproque entre communautés.

Plus vivace au Sud qu'au Nord, le sentiment anti-ouzbek est plus présent au sein de la jeunesse qui s'avère moins sensible que d'autres secteurs de la population aux appels à la réconciliation. A cela s'ajoutent des tensions réelles entre kirghizes du Nord et du Sud, ces derniers ayant été maintenus à l'écart du pouvoir exception faite de la présidence de Bakiyev. Le fossé est aujourd'hui si profond que certains s'interrogent sur la possibilité d'une partition du pays en deux États réunis au sein d'une fédération.


Vers l'embrasement du Ferghana?

Les élections du 10 octobre sont un scrutin à haut risque. Nombre de partis d'opposition se sont en effet dotés de sections de jeunesse, qui servent de gros bras si le besoin s'en fait sentir. En cas de résultat contesté ou serré, il n'est pas impossible que les perdants en fassent usage pour provoquer des troubles Cela ne manquerait de creuser encore plus la fracture nord-sud au sein du pays, un antagonisme qui n'est pas sans rappeler les prémices de la guerre civile au Tadjikistan. Par ailleurs, la poursuite des exactions contre les ouzbeks pourrait pousser ces derniers à l'action violente, soit en mettant sur pieds des formations paramilitaires, soit en se tournant vers le MIO (Mouvement Islamique d'Ouzbékistan), qui accepterait d'autant plus d'aider les ouzbeks du Kirghizistan qu'il voit dans les régions ouzbèkes du pays de possibles sanctuaires pour déstabiliser à terme toute la vallée du Ferghana. La possibilité que les ouzbeks prennent les armes est d'autant plus réelle qu'il existe dans plusieurs pays, dont l'Arabie Saoudite, une diaspora ouzbèke qui dispose de moyens suffisants pour aider ses congénères restés en Asie Centrale.

Reste à espérer que l'audience des appels à la haine et des partis nationaliste reste limitée, et que la crainte d'une réaction féroce de Moscou visant à préserver ses intérêts et ses ressortissants dans le pays refroidisse les plus fervents partisans de l'affrontement interethnique. De plus, parallèlement aux appels à la réconciliation entre ethnies, le gouvernement s'est lancé dans une campagne d'amnistie des officiels soupçonnés de détournement de fonds, sous réserve qu'ils réintègrent les sommes détournées.

mardi 14 septembre 2010

Un "canal de la paix" pour l'Asie Centrale?


Alors que les incendies reprenaient en Russie, un sommet portant sur la coopération transfrontalière réunissait le 7 septembre à Oust-Kamenogorsk les présidents russes et kazakhs. A cette occasion, le président kazakh Nursultan Nazarbaiev a suggéré de lutter contre la pénurie d'eau, l'une des cause des incendies de cet été, en réactivant l'un des projets pharaoniques de la défunte URSS. Abandonné à la faveur de la Perestroïka, ledit projet prévoyait de dériver une partie des fleuves sibériens qui se jettent dans l'océan arctique vers le sud.

Le président Dmitri Medvedev, bien qu'il ait déclaré n'écarter aucune solution a priori, a laissé entendre qu'il était davantage favorable à une réfection du réseau hydrique hérité de l'ère soviétique, qui souffre depuis la chute de l'URSS d'un réel manque d'entretien. Par ailleurs, une gestion plus consensuelle des ressources hydriques de la région, aujourd'hui bloquée par de nombreux conflits entre États nouvellement indépendants, contribuerait aussi à la réduction des problèmes posés par la pénurie dans la région.

Prométhée en Sibérie: genèse d'un projet avorté

Les études de faisabilité commencent sur ordre du Comité Central en 1968. Elles portent sur deux projet, l'un situé dans la partie européenne de l'URSS, l'autre en Sibérie du sud et en Asie Centrale, qui visent à rééquilibrer la distribution des ressources hydriques en URSS .

Dans la partie européenne de l'URSS, il est prévu de transférer annuellement, dans un premier temps, 19 km3 depuis le lac Onega et plusieurs cours d'eau de la Sibérie occidentale vers la Volga ou son affluent, la Kama. Cette dérivation constitue la partie la moins problématique du plan, avec un coût était évalué à environ 4 milliards de dollars  en 1982.

La dérivation des cours d'eau de Sibérie centrale (7% du débit annuel est concerné) est en revanche plus problématique. La première phase du projet prévoit de transférer annuellement 27 km3 depuis l'Ob et son affluent l'Iritch. Un canal de 2500 km partant de la jonction entre les deux cours d'eau doit acheminer l'eau vers l'Amou-Daria et le Syr-Daria. En raison des variations saisonnières de débit, les prélèvements auraient dû être effectués dans l'Ob et le cours inférieur de l'Iritch pendant les basses eaux, entre septembre et avril, et dans le cours médian et supérieur de l'Iritch le reste du temps. Le projet était alors évalué à 53 milliards de dollars, construction des infrastructures de distribution et d'irrigation comprise. La seconde phase du projet prévoyait de porter le volume d'eau détourné à 60 km3 en accroissant les capacités de pompage et de transfert du canal.

Le coût du programme tient aux nombreuses contraintes techniques posées par le relief. En effet, de nombreux barrages et stations de pompage auraient été nécessaires pour transférer l'eau depuis le cours inférieur de l'Iritch vers un réservoir à proximité de Tobolsk, et de là vers le canal Sibaral. Cependant, en dépit des difficultés, le programme est sérieusement envisagé. En détournant des eaux autrement perdues dans les zones peu peuplées de la Sibérie ou dans l'océan arctique, il permettrait de réduire le stress hydrique de la Sibérie du sud et de l'Asie Centrale. Ces zones fortement peuplées disposent de sols propices à l'agriculture qu'un apport d'eau supplémentaire permettrait d'irriguer plus largement (certaines sources avancent le chiffre de 4 millions d'hectares). De plus, un apport d'eau supplémentaire contribuerait à rétablir l'équilibre hydrique de la mer d'Aral, dont le destin est aujourd'hui largement connu. Cette mer fermée est en effet tributaire de l'Amou-Daria et du Syr-Daria, fleuves massivement ponctionnés pour les besoins de la culture du coton.

Carte du tracé du Sibaral.
Source: http://www.schiffundtechnik.com

Ce projet provoque cependant très vite scepticisme et opposition, et donne lieu à un débat aussi long et intense qu'inhabituel dans l'URSS pré-glasnost. En dehors des coûts financiers, jugés sous-évalués ou impossibles à amortir dans un temps raisonnable, les détracteurs du projet avancent de nombreux arguments d'ordre technique et écologique. D'une part, les prélèvements massifs menacent à la foi les activités piscicoles le long de l'Ob en Sibérie et les marais du Grand Nord. L'assèchement de ces marais aurait par ailleurs accru les risques d'incendies dans une région d'exploitation d'hydrocarbures (gaz et pétrole). D'autre part, 25 à 50% des eaux auraient été perdues par infiltration ou évaporation, sans parler de l'énergie nécessaire pour inverser le cours de l'Iritch. Enfin, l'apport massif d'eau ne peut seul résoudre la pénurie qui frappe l'Asie Centrale soviétique, alors qu'une utilisation plus efficace des ressources régionales permettrait par d'importantes économies de réduire le stress hydrique. Certaines méthodes d'irrigation pratiquées depuis des millénaires au Turkestan, en Iran et en Afghanistan pourraient d'ailleurs inspirer utilement les ingénieurs d'aujourd'hui.

Dès le début de la glasnost, ce débat est l'un des premiers portés sur la scène publique (l'écologie est l'un des premiers domaines où la censure se relâche significativement). L'abandon officiel du projet en 1986 est perçu comme la première victoire de la « société civile » contre une bureaucratie sourde et figée sur la défense de ses intérêts et des subventions attribuées aux organismes en charge du projet.

Implications du projet aujourd'hui

Il n'est pas étonnant que l'initiative d'une telle relance du Sibaral vienne d'un dirigeant d'Asie Centrale. A l'époque soviétique, le projet faisait en effet l'unanimité dans les républiques de cette région. L'opinion russe est quand à elle plus divisée. Les associations et experts écologistes russes sont bien évidemment opposé à ce que l'on répète le « crime du siècle », en référence à la tragédie de la mer d'Aral. Certains cercles du pouvoir sont cependant mieux disposés vis-à-vis du projet. Iouri Loujkov, maire de Moscou et proche de Vladimir Poutine ne fait pas mystère de son appui à un tel projet, tout comme certains hauts responsables de l'époque chargés de sa réalisation. L'amélioration de la situation hydrique pourrait selon ce dernier, en stimulant l'agriculture et l'économie de la région, contribuer à stabiliser l'Asie Centrale et à y combattre le « radicalisme islamique » et le « terrorisme ». Plus important, les républiques centre-asiatiques bordant la mer d'Aral (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan) verraient leur dépendance vis-à-vis de Moscou renforcée. Enfin, un apport d'eau supplémentaire contribuerait à réduire le risque d'incendies.

Un tel projet est donc porteur d'opportunités politiques pour la Russie. Cependant, son coût prohibitif pourrait contribuer à l'enterrer avant même qu'il ne soit entamé. A moins bien sûr que la Chine, par ailleurs intéressée par l'achat d'hydroélectricité depuis le Tadjikistan et le Kirghizistan, ne mette la main à la poche pour financer un projet qui n'est pas sans rappeler le détournement du Yangtzé sur son propre territoire. L'importation d'eau depuis la Sibérie lui permettrait en effet de poursuivre ses projets énergétiques dans le Tian Shan sans pour autant provoquer de grave crise régionale.

Quoiqu'il en soit, on ne saurait que trop suggérer au président kazakh de considérer également une réfection des infrastructures existantes, solution à la fois plus économe et susceptible d'éviter quelques désagréments...
 Crédits: Libération