dimanche 30 mai 2010

L'Axe Moscou-Téhéran: partenariat stratégique ou simple "Entente Cordiale"?

L'annonce récente d'un accord conclu par l'Iran et la Turquie avec l'appui du Brésil a quelque peu masqué le refroidissement très net des relations entre Moscou et Téhéran. A en juger par des déclarations officielles peu amicales, cette Entente Cordiale n'a pas survécu au durcissement des positions russes sur la question du nucléaire iranien. La riposte iranienne n'est pas limitée à des discours: Téhéran a ainsi récemment fait plusieurs ouvertures à la Géorgie, toujours en froid avec Moscou.

Le raidissement de la Russie peut être attribué à la mauvaise volonté de plus en plus évidente de Téhéran. L'Iran est en effet revenu sur son engagement d'envoyer une partie de son uranium à l'étranger et annoncé le passage au stade supérieur de l'enrichissement, ceci à quelques jours d'intervalle (novembre 2009). De plus, les démonstrations de forces successives (présentations de systèmes d'armements «dernier cri », exercices d'envergure impliquant missiles balistiques et manœuvres dans le Golfe Persique) n'ont pas du passer pour des signes d'apaisement à Moscou.

L'inquiétude de la Russie est perceptible dans les retards de mise en service de la centrale de Bushehr (construite par les Russes) et dans le blocage de la livraison des S-300 promis par Moscou à l'Iran. Cela n'a pas échappé à Téhéran, qui a fait part de son mécontentement à plusieurs reprises, soupçonnant la Russie d'avoir succombé aux pressions de Washington et d'Israël.



Revirement politique ou réalignement logique?

On pourrait attribuer ce revirement aux concessions consenties à la Russie par les USA, à la ligne politique de Medvedev, ou encore à une préoccupation croissante des Russes de voir l'Iran accéder au statut de puissance nucléaire. Un examen approfondi des relations russo-iraniennes met cependant en valeur de nombreuses fractures qui laissent entendre que l'Entente Cordiale entre Moscou et Téhéran est plus un mariage d'intérêt qu'autre chose.

La Russie et la Perse (dont l'Iran actuel se considère comme l'héritier) ont par le passé entretenu des relations agitées. Les deux pays ont en effet été en guerre à plusieurs reprises pour la domination du Caucase, qui a finalement échu à la Russie. Par la suite soumis à l'influence conjointe des Anglais et des Russes (plus tard des Soviétiques), l'Iran a été occupé par ces puissances pendant la seconde guerre mondiale. Enfin, la Révolution islamique et son message de sédition dirigé vers les populations musulmanes n'ont pas rendu l'Iran plus sympathique à l'URSS, engagée en Afghanistan et soucieuse de préserver la stabilité de ses républiques d'Asie Centrale.

Caricature britanniquedu XIXème siècle. L'ours russe est assis sur le chat persan, au désarroi du lion britannique

Suite à la chute de l'URSS, l'Iran a cherché à rompre son isolement, notamment en se taillant une zone d'influence dans l'ancien espace soviétique. Cette politique est encore d'actualité: l'Iran développe depuis plusieurs années ses relations avec plusieurs pays du Caucase et de l'Asie Centrale. On comprend que Moscou voie d'un mauvais œil l'arrivée d'un compétiteur disposant d'atouts (si l'on tient compte de la proximité culturelle de l'Iran avec ces régions) et de moyens (grâce aux ressources de son sous-sol). Des tensions existent aussi en Mer Caspienne, ou Iran et Russie s'opposent sur le statut juridique de la mer et sur son partage.


Conscients de ces divergences d'intérêt à long terme, les Iraniens ont noué des liens avec la Chine, autre acteur du nouveau « Grand Jeu » en Asie Centrale et challenger actif de la Russie dans la région. L'Iran fournit aujourd'hui à la Chine une partie des ressources énergétiques indispensables à son développement industriel. De son côté, Pékin a déjà transféré à Téhéran des technologies dans le domaine des missiles (balistiques, antiaériens et antinavires).

Rivalité n'est pas confrontation

En dépit des tensions entre Iran et Russie, il est peu probable que les deux pays en viennent à une confrontation trop intense, directe ou par acteurs interposés. D'une part, Russie et Iran restent à soudés par des intérêts communs, notamment la volonté d'évincer les Etats-Unis d'Asie Centrale et plusieurs contrats importants dans les domaines de l'armement et du nucléaire. D'autre part, les deux États se tiennent l'un l'autre en respect par ce que l'on peut appeler un équilibre de la terreur.

L'Iran  pourrait en effet provoquer un regain d'instabilité dans le Caucase. L'expertise accumulée au fil des ans par les Gardiens de la Révolution dans le domaine des conflits de basse intensité (notamment au travers de l'appui apporté au Hezbollah libanais) pourrait servir à renforcer les insurgés du Nord-Caucase. Le savoir-faire du Hezbollah et des Pasdarans en matière d'embuscade, d'utilisation des armes antichars, de confection de bombes artisanales et de construction de souterrains pourrait parfaitement être mis à profit par des insurgés évoluant par ailleurs dans un relief parfaitement adapté à la guerre de guérilla.

Une telle hypothèse demeure cependant hautement improbable. Si l'Iran semble ainsi en mesure de gêner sérieusement la Russie sur son flanc sud, Moscou dispose des moyens de riposter de manière disproportionnée contre des cibles iraniennes. Et la manière dont s'est terminée l'aventure abkhazo-ossète du président Saakachvili (destructions importantes et outil militaire pratiquement brisé) laisse peu de doutes sur la détermination du Kremlin de répondre à une provocation de cette envergure de la part de l'Iran.
Un soldat géorgien mort dans les affrontements à la banlieue de Tskhinvali, 10 août 2008
(Crédits: Dmitry Kostyukov/AFP/Getty Images)

mercredi 26 mai 2010

Le vent tourne-t-il en Ouzbékistan?

Samarkand, Ouzbékistan

État le plus peuplé d'Asie Centrale, l'Ouzbékistan est aujourd'hui dans une situation inconfortable. Secoué par la crise économique mondiale, sans ressources énergétiques conséquentes pour renflouer ses réserves de change, il est en plus menacé par la propagation de l'instabilité au Kirghizistan et par de nombreux problèmes internes.

La question économique

On pourrait penser que l'Ouzbékistan n'est pas un cas désespéré: il vient en effet d'obtenir un prêt de 1,15 milliards de dollars de la Banque Asiatique de Développement, soit à peu près le total cumulé déjà accordé au pays depuis 1996. Cependant, si cet argent frais vient à point pour soulager un budget de plus en plus contraint, le prêt n'a été consenti que suite à quelques concessions douloureuses (facteurs potentiels d'instabilité), et il ne permet pas en soi de résoudre des problèmes économiques plus profondément ancrés.

Ces derniers mois, l'Ouzbékistan a pris plusieurs mesures visant à améliorer sa situation budgétaire: il a entrepris de réduire les dépenses relatives aux pensions d'invalidité, accru les taxes sur l'essence, le gaz et les voitures et réduit la rémunération des dépôts privés dans les banques publiques (mesure qui touche les petits épargnants). Parallèlement, la monnaie nationale perd de plus en plus rapidement de sa valeur, alors même que le taux officiel est de plus en plus surévalué par rapport à celui en vigueur sur le marché noir. Voilà qui semble montrer que les réserves de change du pays sont à sec...

Le fait que l'État Ouzbek soit à ce point dans le rouge pourrait sinon expliquer certains évènements récents, du moins alimenter certaines rumeurs tenant lieu d'explications. Par exemple, certains affirment déjà que la vague d'arrestations qui a touché l'oligarchie locale en mars 2010 serait simplement un moyen de renflouer les finances publiques. Il en va de même pour les problèmes qui touchent aujourd'hui Zeromax, principale compagnie privée d'Ouzbékistan, dont on dit qu'elle est entre les mains de Gulnara Karimova, fille aînée et ambassadrice de son président de père à Madrid (bien qu'il semble que les poursuites en question aient des origines plus politiques que purement budgétaires). Enfin, la mystérieuse disparition des économies de centaines d'épargnants à une succursale de la Banque Nationale d'Ouzbékistan pourrait donner du crédit (sans mauvais jeu de mot) aux rumeurs selon lesquelles le gouvernement vole ses propres citoyens pour se renflouer.

Instabilité croissante

La situation économique en constante détérioration n'est pas pour rien dans l'exaspération croissante de la population. Lourdement taxée, très affectée par la crise et souffrant depuis déjà longtemps d'un verrouillage total du système politique et de sérieux problèmes environnementaux, la population ouzbèke a également du faire face ces derniers mois aux arriérés de salaires, à la malnutrition, ainsi qu'à des fléaux devenus communs dans la région (dont les coupures de courant régulières et les infections nosocomiales dues à un système de santé défaillant). Enfin, il semblerait également que le gouvernement ouzbek ait entrepris une campagne de stérilisation forcée (ou pour le moins à l'insu des principales intéressées) afin de lutter contre la surpopulation. Qu'elles soient fondées ou non, ces rumeurs ne font qu'alimenter un mécontentement toujours croissant à l'égard du gouvernement, qui est lui-même de plus en plus préoccupé par les risques de propagation de l'instabilité depuis le Kirghizistan. En effet, la révolte d'Andijan (écrasée dans un bain de sang en 2005) était intervenue quelques semaines après la "Révolution des Tulipes", et même si la violence de la répression passée semble encore assurer le calme en Ouzbékistan, il n'est pas impossible qu'une instabilité prolongé dans les parties kirghizes de la vallée du Ferghana ne déborde sur ses voisins.

Jeu de chaises musicales à Madrid et à Tachkent?

Dans ce contexte peu réjouissant, il ne faut pas séparer les problèmes de Zeromax avec la justice du jeu politique ouzbek. Gulnara Karimova, longtemps considérée comme héritière désignée de Karimov père, pourrait bien ne plus être désormais dans la course à la succession. Considérée comme une personnalité controversée, et donc pas à même de faire consensus entre les clans du système politique ouzbek, elle a en plus le malheur d'être une femme, ce qui veut dire qu'elle aurait toutes les peines du monde à se maintenir au pouvoir bien longtemps étant donné les traditions patriarcales de l'Ouzbékistan islamique...

Il n'est pas impossible que Gulnara elle-même souhaite retirer ses billes de la lutte pour la succession de son père, considérant qu'elle est satisfaite par sa situation actuelle plutôt confortable, mais cela n'a que peu d'importance au final. Il serait en revanche plus intéressant de savoir si cette mise à l'écart apparente est du goût de Karimov père. En effet, la dégradation de la situation dans le pays pourrait à la fois avoir suffisamment affaibli le clan du président actuel pour permettre à des rivaux de passer à l'action, tandis que la peur de voir le pays basculer dans le chaos tomber dans les bras des islamistes du Hizb-ut-tahrir aurait fourni à des comploteurs récalcitrants une incitation supplémentaire à agir. Si tel était le cas, les soucis de Zeromax pourraient bien être le début de la chute des Karimov...

mardi 18 mai 2010

La logistique soviétique en Afghanistan: retour d'expérience

Scène tirée du film "9 Рота"

Si l'Afghanistan a été envahi de nombreuses fois, il n'a cependant jamais été entièrement conquis, car une force d'occupation ne peut s'y maintenir bien longtemps. En cause, les problèmes de ravitaillement, auxquels les soviétiques n'ont pas échappé pendant leurs dix années de guerre au « Royaume de l'Insolence ». Durement mise à l'épreuve, la logistique soviétique s'est pourtant adaptée dans la mesure du possible, comme la 40ème armée dans son ensemble.

Limites et mutations de l'organisation du soutien logistique

Dès le début du conflit, l'organisation de la logistique soviétique conçue en vue d'un conflit d'envergure contre l'OTAN ou la Chine, s'avère inadaptée à un conflit qui, malgré la proximité géographique de l'URSS, relève plus d'une logique de corps expéditionnaire que de celle des gros bataillons. L'organisation pyramidale très hiérarchisée conçue pour offrir une bonne réactivité opérative s'avère trop rigide au niveau tactique. Ordres et matériels se déplacent le plus entre différents niveaux hiérarchiques et non horizontalement.

D'autres éléments ont également handicapé la logistique soviétique: les unités initialement déployées n'emportaient pas assez de ravitaillement et pièces de rechange des et les priorités d'allocation des capacités de transport ne correspondaient pas aux besoins réels (priorité aux missiles et munitions sur les provisions, le carburant et les fournitures médicales).

Désengorger et protéger les routes

Les soviétiques n'envisageaient pas de se maintenir longtemps en Afghanistan. Ils ont donc initialement organisé le ravitaillement de leurs troupes depuis l'URSS sans construire de base de soutien d'envergure dans le pays. Lorsqu'il est devenu clair que l'Armée Rouge devrait y rester longtemps, cette dernière a construit plusieurs centres de ravitaillement (Herat, Pol-e-Khormi) et de réparations (Herat, Jalalabad) pour soulager ceux de Kaboul. D'autres infrastructures de moindre envergure ont également été construites le long des axes. Parallèlement, le génie soviétique a mis en place (avec il est vrai un succès mitigé) un réseau de pipelines courant le long des routes afin de réduire le trafic des camions-citernes, cibles faciles pour les insurgés.
Carte du réseau routier afghan et position des principales bases de soutien soviétiques.
Source: Magasine Army, Janvier 1988

Enfin, pour protéger ce vaste réseau, l'Armée Rouge a construit de nombreux fortins (généralement à proximité des infrastructures stratégiques, comme le tunnel de Salang), protégés par des champs de mines, abritant des garnison et parfois de l'artillerie. Toutes ces mesures n'ont cependant pas suffi à désengorger et à protéger un réseau de communication peu développé, d'où l'impératif de protection des convois.

La protection des convois par des éléments mobiles.

La défense des flux logistiques s'est avérée à la fois indispensable (les embuscades se soldant par la perte de matériel parfois au profit des insurgés et la perturbation du ravitaillement) et fortement consommatrice d'effectifs tout au long du conflit. Remarquons qu'en plus des 110.000 hommes du corps expéditionnaire, la logistique soviétique a du soutenir à la fois les forces de sécurité de la République Démocratique d'Afghanistan ainsi qu'une partie de la population du pays.

Des patrouilles circulaient nuit et jour à la recherche d'insurgés embusqués, de mines, d'obstacles ou encore de lieux propices à des embuscades. Par ailleurs, un détachement était chargé d'ouvrir la route en déblayant,  réparant, et si besoin en déminant la voie (à l'aide de détecteurs manuels ou de chiens là où les engins de déminage ne pouvaient passer). Cependant, les convois devaient malgré tout assurer leur propre défense, d'autant plus que les troupes de envoyées pour répondre à une embuscade étaient souvent prises à partie à leur tour.

A cause des risques, les convois circulaient de jour et avançaient au rythme imposé par l'élément d'ouverture d'itinéraire (ce qui explique la durée des trajets) . Les chances de survie d'un convoi étant proportionnelles à sa taille, ces derniers regroupaient la plupart du temps plusieurs centaines de véhicules, escortés par des troupes placé en tête, milieu et fin de file. En raison de l'étroitesse des axes, les éléments de protection ne pouvaient pas remonter ou descendre rapidement la colonne afin de porter assistance à une partie du convoi attaquée. La fréquence des goulets d'étranglements (faciles à bloquer en réduisant un véhicule à l'état d'épave sur la route) est parfaitement illustrée par la catastrophe du tunnel de Salang en 1982 (un incendie accidentellement provoqué  éclate dans le tunnel, fait de nombreux morts et coupe durablement l'axe).

Le train au feu

Le fait que les convois deviennent des cibles prioritaires a poussé l'Armée Rouge à durcir sa composante soutien. Traditionnellement, les unités logistiques étaient composées de conscrits et de réservistes, insuffisamment entraînés et incapables de conduire efficacement les camions lourds Kamaz utilisés en Afghanistan (plus robustes mais moins maniables que les véhicules réglementaires). Conducteurs et troupes des convois devaient par ailleurs être capables de tirer à l'arme automatique en mouvement depuis leurs cabines, ou d'utiliser les canons antiaériens ZU-23. Cela a conduit à verser dans ces unités des troupes aguerries.
Les attaques incessantes rendaient extrêmement éprouvante la tâche des convoyeurs, réparateurs et trubashis chargés de la pose et de l'entretien des pipelines, et il n'étaient pas rare que ces derniers travaillent sous le feu ennemi. Ces unités ont donc fini par gagner un prestige auquel la guerre conventionnelle ne les destinait pas, comme en témoigne l'apparition de décorations récompensant les hauts faits de la guerre des convois.

L'arme aérienne

La saturation des voies terrestres a poussé les soviétiques à utiliser de plus en plus la voie des airs pour acheminer du matériel sur le théâtre, ravitailler les garnisons isolées ou évacuer les blessés. La Guerre d'Afghanistan a été l'heure de gloire de l'hélicoptère, malgré des capacités de transport 25% inférieures à la norme (en raison de l'altitude et du climat). Les hélicoptères russes, en particulier ceux de transport lourd (comme le Mi 26) sont vite devenus les bêtes de somme de la logistique aéroportée. Parallèlement, les hélicoptères d'attaque Mi 24 ont été intensivement employés pour des missions d'appui-feu et de protection des convois, malgré le danger posé par les tirs insurgés depuis les crêtes dans les rotors.

mercredi 12 mai 2010

Route de la Soie et "collier de perles": implications des ambitions chinoises pour le transport en Eurasie.



L'attention renouvelée portée à l'Asie Centrale suite à l'ouverture de routes logistiques à destination de l'Afghanistan et à l'avancée chinoise dans la région laisse entrevoir la réouverture de la Route de la Soie. En effet, de nombreux projets visent actuellement à moderniser et développer les réseaux ferroviaires et routiers à des fins commerciales. Cependant, il ne faut pas s'attendre, même à terme, à une réorientation massive du commerce maritime au bénéfice de la région. Analyse.

L'Asie Centrale, un itinéraire aux multiples obstacles.

De nombreux facteurs purement anthropiques empêchent aujourd'hui le développement du commerce en Asie Centrale. D'une part, les différents États de la région sont régulièrement impliqués dans des disputes de frontières dont les échanges commerciaux font souvent les frais. D'autre part, le manque d'harmonisation réglementaire et l'insistance des différentes républiques à développer des réseaux de transports sur une base nationale et non régionale complique également les choses. L'incertitude qui en résulte (le coût et la durée du transport de marchandises peuvent connaître des variations très importantes), associée à d'autres problèmes , compromet grandement le développement des échanges dans la région.

Même dans l'hypothèse (aujourd'hui très improbable) où les entraves d'origine politique ou réglementaire seraient levées, de nombreuses contraintes physiques empêchent le transport de volumes très importants par l'Asie Centrale. Tout d'abord, la différence d'écartement des rails entre l'ex-URSS et les pays voisins oblige à une procédure longue et complexe aux frontières. Ensuite, les infrastructures routières, quoiqu'aujourd'hui sous-utilisées, ne sont pas conçues pour supporter un trafic intensif en termes de poids et de fréquence. De plus, ces réseaux construits à l'époque soviétique sont adaptés à l'ancienne division du travail entre les différentes régions de l'URSS, mais pas aux exigences du transport transcontinental (la plupart des lignes  vont du Nord au Sud, et non d'Est en Ouest). Enfin, le terrain et les intempéries sont extrêmement contraignants, en particulier dans les régions montagneuses à proximité du sous-continent indien. Les cols sont autant de goulets d'étranglement, parfois fermés par des avalanches, des éboulements ou simplement les chutes de neige pendant l'hiver.



Les mers ont encore le vent en poupe.

Les routes maritimes actuellement exploitées se prêtent beaucoup mieux que la voie terrestre au commerce de masse. En effet, les contraintes en termes de volumes sont nettement moindres sur les océans, où il est possible de faire naviguer des bâtiments chargés de centaines de containers. De plus, ces routes desservent des marchés plus importants que l'Asie Centrale (Inde et Golfe persique) ce qui permet d'importantes économies d'échelle qui favorisent les voies maritimes pour ce qui est du commerce de biens bon marché. Un porte-container partant de Chine peut ainsi débarquer une partie de sa cargaison en Inde, y embarquer un chargement équivalent en termes de volume avant de faire route vers l'Europe.

La politique suivie par la Chine en la matière confirme cette prédominance des voies maritimes. Pékin a ainsi tissé un vaste réseau d'accords visant à sécuriser ses principales voies d'approvisionnement dans l'Océan indien. Cette expansion de l'influence chinoise prend la forme de la construction de ports en eau profonde au Myanmar, au Bengladesh et à Gwadar (Pakistan) pour ne citer qu'eux, capables d'accueillir et de soutenir aussi bien navires commerciaux que bâtiments militaires. Car c'est bien la deuxième facette de l'avancée chinoise en Asie (surtout soulignée par l'Inde et les États-Unis, rivaux tout désignés de l'Empire du Milieu): ces nombreux projets de construction d'infrastructures se doublent d'une montée en puissance de la marine de guerre chinoise, qui développe ses capacités à opérer loin de la Chine continentale.

Conclusion

Avec le développement parallèle des voies terrestre et maritimes à destination de l'Europe et de ses fournisseurs d'énergie (actuels et potentiels), la Chine garde en main plusieurs cartes. Consciente de la vulnérabilité de son commerce en cas de confrontation majeure (en particulier avec les États-Unis), elle cherche à protéger le cordon ombilical qui la relie au Golfe Persique, qui concentre l'essentiel des réserves énergétiques mondiales. Mais elle sécurise également un itinéraire qui sert à affirmer son influence économique sur l'Asie Centrale et pourrait, le cas échéant, se substituer partiellement aux routes maritimes menacées, d'autant plus que la région demeure relativement à l'abri d'une action d'envergure de ses adversaires (malgré ses bases en Asie Centrale, l'OTAN reste malgré tout confrontée à d'importants problèmes en matière de logistique).

Pour ce qui est purement du domaine des transports, on peut dresser un parallèle entre le couloir eurasien et la route de l'arctique. Itinéraires certes prometteurs, ils n'en sont pas moins condamnés à ne faire transiter qu'un volume réduit de marchandises. Il est donc probable qu'à moyen terme, les infrastructures de transport existantes et à venir dans la région servent essentiellement au commerce bilatéral entre l'Asie Centrale (exportatrice d'hydrocarbures et autres matières premières) et ses voisins. Dans une certaine mesure, on peut imaginer que les lignes entre Chine et Europe soient utilisées pour le transport de marchandises à forte valeur ajoutée, le transport terrestre devenant alors une solution médiane entre la voie des airs (rapide mais coûteuse) et des océans (moins onéreuse mais plus longue). Ce serait en quelques sortes un retour de la Route de la Soie à sa fonction historique, à savoir l'échange transcontinental de marchandises précieuses (gemmes, soie, épices, etc...).

Note: merci à Romain Leconte pour son aide précieuse en ce qui concerne les ambitions maritimes de la Chine.

lundi 10 mai 2010

С днём победы!

Certes un peu en retard, mais la connexion wi-fi de mon hôtel sur Moscou laissant à désirer, c'est un poste qui a du attendre mon retour au bercail.

Pour les 65 ans de la victoire sur l'Allemagne Nazie, le président Medvedev a mis les petits plats dans les grands: parade au poil, troupes et chefs d'État étrangers invités (enfin pour ceux qui n'ont pas annulé à la dernière minute) dépenses jugées somptuaires par l'opposition... apparemment même la météo très ensoleillée était planifiée. Et si j'en crois ce que l'on m'a dit, la sécurité a été nettement renforcée par rapport à l'année dernière (détecteurs de métaux installés aux abords des grandes places, vente d'alcool limitée dans le centre-ville entre autres).

Quoiqu'il en soit, ça ne coûte rien de se souvenir qu'à l'Est aussi, de 41 à 45 on s'est battu... et pas qu'un peu.

jeudi 6 mai 2010

L'Afghanistan bientôt sur les rails?

Un article daté du 5 mai annonce la construction des premières infrastructures ferroviaires d'Afghanistan. Pour mémoire, le Royaume de l'Insolence ne disposait pour l'instant que de quelques kilomètres de voies ferrées, les monarques afghans ayant successivement refusé la construction de telles infrastructures. Soucieux de préserver l'indépendance de leur pays, ils y voyaient plus une route d'invasion potentielle qu'une opportunité de développement économique.

De la lecture en attendant quelque chose de plus conséquent sur le transport ferroviaire à l'échelle eurasienne, ses atouts et ses limites.

mardi 4 mai 2010

God save the Queen!

En attendant de pouvoir écrire aisément mes articles dans la langue de Pouchkine (insh'allah) et de crier ainsi "Dieu sauve le Tzar", j'essaierai dorénavant (dans la mesure du possible) de mettre en ligne les billets en français ET en anglais.

Pour le site en anglais, c'est en haut à droite de la page d'accueil ou par ici.

Un "rail de la soie" contre les "routes de la drogue"? Perspectives de développement des transports internationaux en Asie Centrale


Vue du train Almaty - Urumqi
Photo: http://home.clara.net/johndarm/silkroute/part3.html
Si le Northern Distribution Network (NDN) est un réseau à finalité militaire, il n'en demeure pas moins lié à ce que certains voient déjà comme la résurrection de l'ancienne Route de la Soie. Cet ensemble d'itinéraires commerciaux, reliant jadis l'Europe à la Chine, est tombé dans l'oubli avec la découverte des Amériques et l'affirmation de la suprématie européenne sur le commerce maritime. Cette route mythique pourrait cependant renaître à la faveur de l'intérêt suscité par l'Asie Centrale après la chute de l'URSS et le 11 Septembre.

Une solution aux crises de la région?

L'Asie Centrale post-soviétique (incluant l'Afghanistan)  est une région pauvre est instable. La situation générale des différentes républiques s'est nettement détériorée dès les indépendances et ne s'est pas significativement améliorée avec l'arrivée de l'OTAN dans la région. Parmi les nombreux problèmes auxquels ces pays font face (et dont la Vallée du Ferghana donne un aperçu assez fidèle quoiqu'exacerbé), la pauvreté, facteur d'instabilité, n'est pas des moindres. C'est pourquoi les gouvernements locaux et les puissances présentes dans la région (OTAN, Russie, Chine mais aussi Iran et Inde dans une certaine mesure) ont intérêt à y promouvoir les échanges commerciaux.

Inutile de remonter jusqu'à Adam Smith pour se faire une idée des bénéfices que pourrait tirer l'Asie Centrale d'un regain d'activité commerciale.

 - D'une part, qui dit flux commerciaux accrus dit nouvelles opportunités économiques pour les communautés voisines. Les caravaniers  d'hier comme les convoyeurs d'aujourd'hui ont besoin de boire, de manger, et parfois d'un lieu où dormir, alors que les matériels ont besoin de carburant et d'entretien comme les bêtes d'antan. Palmyre hier, Osh et Kara Suu aujourd'hui ont largement bénéficié des flux commerciaux, et tout aussi cruellement pâti de leur tarissement.

 - D'autre part, l'accroissement du commerce entraîne l'accroissement des flux monétaires, relativement faciles à taxer (l'auteur de contrainte et capital, feu Charles Tilly, ne me contredira pas). Ce décollage des échanges, pourvu qu'il bénéficie à l'économie formelle, ne peut qu'améliorer le solde budgétaire d'États qui en ont bien besoin.

Une étude du CSIS met ainsi en évidence l'intérêt d'un accroissement des échanges pour la stabilisation de l'Afghanistan. Dans l'hypothèse où le commerce se développerait significativement, les Afghans pourraient dégager de nouveaux revenus en fournissant biens et services aux transporteurs et en profitant des nouvelles opportunités de transports pour écouler leur production sur des marchés éloignés. De plus, n'étant plus forcés de se tourner vers le crime ou de rejoindre l'insurrection pour subvenir à leurs besoins, ils seraient par ailleurs dépendant de (et donc attachés à) la préservation des routes commerciales. Enfin, l'accroissement du PIB et des ressources fiscales ne pourrait que bénéficier au gouvernement afghan, qui doit assurer la montée en puissance de ses forces de sécurité malgré des ressources propres dérisoires (d'où une dépendance  au mieux inconfortable vis-à-vis des financements occidentaux).



Une nouvelle route de la soie est-elle viable?

De l'Empire Romain à nos jours, l'Asie Centrale est restée... centrale. Sa position géographique en fait un point de passage obligé pour tout les flux transcontinentaux, et offre des possibilités intéressantes pour relier les différentes régions d'Asie par la voie terrestre (Chine, sous-continent indien, Iran). De plus, la zone est relativement bien pourvue en voie ferrées (les routes ne sont pas aussi nombreuses et bien entretenues étant donné l'importance du fret ferroviaire en URSS), qui assurent aujourd'hui une partie de la logistique de l'OTAN vers l'Afghanistan. Les entraves à la fluidité des échanges sont aujourd'hui davantage liées à des facteurs humains que matériels : la conjonction de frontières complexes périodiquement fermées (pour cause de tensions diplomatiques), d'officiels pointilleux (parfois corrompus) et de réglementations très complexes rendent le commerce transfrontalier extrêmement difficile.

Les rivalités inter-étatiques ne sont cependant pas insurmontables, et l'intérêt commun au développement des échanges et à la stabilisation de l'Afghanistan est déjà à l'origine de plusieurs rapprochements dans des domaines sectoriels (principalement celui de l'énergie). De plus, de nombreux projets d'infrastructure (financés par l'UE, la Chine, le Japon ou encore la Banque Asiatique de Développement) montrent qu'en dépit des obstacles, le couloir eurasien est vu par certains États comme quelque chose non seulement souhaitable, mais également viable. Cependant, un tel itinéraire ne saurait rivaliser avec les principales routes commerciales actuelles, principalement maritime. Les raisons de cette asymétrie fondamentale entre terre et mer seront examinées ultérieurement.

Mise à jour

Pour ceux que cela intéresse, une version anglophone (enfin autant que le permettent mes compétences dans la langue de Shakespeare) existe ici. Pour la version russe, j'attendrai de maîtriser les participes...