samedi 23 octobre 2010

"Eurasie" contre "Volga-Don": la Russie veut son Panama dans le Caucase

Vue du canal existant reliant le Don à la Volga

La chute de l'URSS n'a décidément pas mis un terme aux projets pharaoniques des États héritiers de la défunte Union Soviétique. Il y a quelques mois, le président Nazarbayev était revenu à la charge, proposant de ressusciter le Sibaral afin de détourner une partie des eaux irriguant le nord de la Sibérie vers les déserts arides de l'Asie Centrale. Cependant, dès 2007, il avait également avancé l'idée d'un nouveau canal reliant la mer d'Azov à la mer Caspienne, désenclavant par là même le Kazakhstan. Une idée qui n'est pas nouvelle, puisque Pierre le Grand et Staline avaient en leur temps considéré l'ouverture d'une telle percée à l'intérieur des terres.

"Volga-Don 2" contre "Eurasie": itinéraires envisagés

Ce projet, qui pourrait surpasser en ambition les canaux de Panama et de Suez, est à nouveau sous les feux de la rampe. En effet, la commission chargée de déterminer le tracé optimal devrait bientôt arrêter sa décision. Deux itinéraires sont à l'heure actuelle envisagés. Le premier, nommé « Volga Don 2 », qui a le soutien du Premier Ministre russe Vladimir Poutine, remonterait la Volga avant de relier le Don qui se jette dans la Mer d'Azov et communique avec la Mer Noire. L'ouverture de cet itinéraire coûterait moins cher dans la mesure où il utiliserait des voies d'eau déjà existantes (la Volga et le Don, qui seraient alors reliés par un canal plus profond que celui qui existe aujourd'hui). Cependant, la distance à parcourir serait plus longue (environ 1500 km), les navires devraient franchir dix-huit écluses en tout , et il ne pourrait accueillir que des bâtiments d'une capacité de 5000 tonnes maximum. Sans parler de certains problèmes écologiques, qui risquent cependant de peser assez peu dans la décision bien que le président Medvedev tente de cultiver l'image d'un dirigeant sensible à ces questions.

Le second projet nommé « Eurasie », défendu par Nursultan Nazarbayev, est plus ambitieux et plus coûteux. Il s'agirait de percer un canal capable d'accueillir des navires jusqu'à une capacité de 10.000 tonnes dans le nord du Caucase. Outre sa capacité supérieure, cet itinéraire serait plus court (environ 700 km) bien que quatre fois la longueur de Panama et huit fois celle de Suez. De plus, certains réservoirs d'irrigation hérités de l'URSS rendraient la percée du canal plus aisée. Par ailleurs, avec seulement six écluses à franchir, cet itinéraire est de loin le plus rapide. Enfin, un canal construit plus au sud permettrait une navigation pendant 10 à 11 mois dans l'année, contre 7 à 9 mois pour un itinéraire plus nordique. Ce projet est également porteur de risques écologiques, le plus évident étant la mise en contact brutale de deux écosystèmes marins auparavant isolés (ce qui s'est passé entre la méditerranée et la Mer Rouge suite à l'ouverture du canal de Suez).

Les deux tracés envisagés. En rouge, le projet"Eurasie" reliant directement
la Mer Caspienneà la Mer d'Azov; en bleu, le projet "Volga-Don 2".

Délire prométhéen ou projet économiquement viable?

La réalisation de ce canal est porteuse de nombreux espoirs (parfois légèrement exagérés) de la part de responsables russes et kazakhs. Outre ces deux États, la Chine et la Banque Eurasiatique de Développement (EDB) se sont déclarées intéressées pour financer le (coûteux) projet. Parmi les effets attendus de l'ouvrage figurent le développement du Nord-Caucase (rappelons que le président Medvedev a depuis quelques temps mis l'accent sur l'amélioration de la situation économique de la région comme remède à son instabilité endémique), ainsi que le désenclavement du Kazakhstan, du Turkménistan et de l'Azerbaïdjan, tous trois pays producteurs d'hydrocarbures  ne disposant pas d'accès direct aux marchés occidentaux et mondiaux. Les commentateurs les plus enthousiastes espèrent même que le canal pourra drainer une partie du commerce maritime entre la Chine et l'Europe. Même une faible portion déviée représenterait un gain non négligeable pour la Russie en termes de droits de passage en raison de l'importance des volumes transitant entre l'Occident et l'Extrême-Orient. Enfin, il est dans tous les cas certains qu'un canal supplémentaire permettrait de disposer d'une solution de repli en cas d'accident qui boucherait l'une des voies d'eau existantes.

Bien que les possibilités économiques offertes par le projet soient bien réelles, elles ne sont probablement pas aussi mirobolantes que l'envisagent les plus chauds partisans du projet. D'une part, le format réduit des navires qui pourraient transiter par les nouvelles infrastructures ne permet pas de concurrencer les voies de haute mer entre Orient et Occident, qui permettent une massification des transports. D'autre part, l'instabilité persistante du Nord-Caucase pourrait bien faire fuir les transporteurs intéressés par cet itinéraire. De fait, le canal devrait avant tout servir au transport d'hydrocarbures et de matières premières depuis le Kazakhstan et les États riverains. Cependant, les capacités de transport existantes (oléoducs et voies ferrées) sont à l'heure actuelle sous-utilisées, ce qui laisse entrevoir d'autres motivations derrière ce projet. Il se pourrait qu'il s'agisse d'une manœuvre visant à enterrer le Bakou Tbilissi Ceyhan (BTC) en réduisant suffisamment la quantité d'hydrocarbures transitant par cet axe pour que la pression tombe à un niveau insuffisant pour assurer le bon fonctionnement du pipeline.

lundi 11 octobre 2010

"Le Khan est mort, longue vie au Khan!". Le Kazakhstan prépare-t-il l'après-Nazarbayev?


Première puissance économique d'Asie Centrale, forte d'imposants stocks d'uranium, d'hydrocarbures et autres matières premières, la Kazakhstan apparaît habituellement comme le pays le plus stable de la région. En dépit de l'autoritarisme du président Nazarbayev, la Kazakhstan a même été amené à assurer la présidence de l'OSCE cette année. Cependant, le calme relatif des steppes kazakhes est depuis peu troublé par une cascade d'affaires de corruption qui ont déjà envoyé de nombreux hauts responsables derrière les barreaux.

Cet été, une loi proposée par le parlement mais qui n'avait pas été promulguée par le président octroyait à ce dernier le titre de "leader de la nation", ce qui lui aurait permis de conserver des prérogatives politiques même après son départ. Cette disposition semblait indiquer un retrait (au moins partiel) à venir de Nursultan Nazarbayev. Cependant, en septembre dernier, le président Nazarbayev a déclaré être candidat à sa propre succession, espérant ainsi mettre fin à ce qui semble être le début d'une lutte de succession au sommet de l'État. Cette suite d'affaires à répétitions commence à la fin du mois de février 2010, avec l'arrestation de l'ancien vice ministre de la défense, mis en cause pour des contrats douteux passés avec des compagnies d'armement israéliennes. A la mi-mars, c'est au tour de Mokhtar Djakishev, ancien dirigeant de Kazatomprom, d'être condamné pour avoir détourné pour 800.000 dollars de biens appartenant à la compagnie. D'aucuns y voient la conséquence de ses liens avec Mokhtar Ablyazov, oligarque tombé en disgrâce en 2002 et dont il avait obtenu la libération en 2003. Ce dernier, aujourd'hui réfugié à Londres, n'a pas tardé à être de nouveau inculpé, après avoir fondé un mouvement censé promouvoir la démocratie et la transparence au Kazakhstan. Rappelons que les premières accusations à l'encontre d'Abylaov ont été formulées après que ce dernier ait lui-même accusé Timur Koulibayev, beau fils du président Nazarbayev, d'avoir illégalement empoché 165 millions de dollars à l'occasion du rachat par une compagnie chinoise de parts dans une compagnie énergétique kazakhe. Mokhtar Djakishev, qui a mené la transformation de Kazatomprom en un acteur clé de la production d'uranium à l'échelle mondiale, paye aujourd'hui le fait de s'être porté caution de la « bonne conduite » de l'oligarque en exil lors de son élargissement en 2003.

Le mois d'août a été marqué par un rebondissement supplémentaire. Nabil Shayakhmetov, chef du Comité à la Sécurité Nationale (KNB) jusqu'alors considéré comme un proche du président Nazarbayev, a été remplacé par Nurtay Abikayev, membre de la « vieille garde » du président. Ce remplacement a eu lieu alors que circulent des rumeurs de coup d'État avorté. D'après ces rumeurs, certains fonctionnaires relevant du KNB auraient tenté, en faisant chanter le médecin personnel du Président, de neutraliser ce dernier afin de s'emparer du pouvoir. Officiellement, ces rumeurs sont sans fondements et les officiels en question ont été arrêtés pour divulgation d'informations confidentielles, mais certains affirment qu'ils n'ont fait qu'agir sur ordre de hauts fonctionnaires appartenant à un clan « sudiste » cherchant à s'emparer du pouvoir.

Début septembre, c'est au tour du ministre de la santé de tomber pour malversations. Cependant, les arrestations ne touchent pas que les plus hauts responsables, et il semble que de nombreux fonctionnaires de niveau médian fassent aussi les frais de cette hécatombe judiciaire.

Nursultan Nazarbayev semble donc décidé à rester au pouvoir « aussi longtemps que son pays aura besoin de lui ». A 70 ans, le président kazakh semble en effet jouir de toutes ses facultés et être en bonne santé, ce qui laisse penser qu'il peut encore se maintenir au pouvoir quelques années. Par ailleurs, le décollage économique du pays (bien qu'il profite essentiellement aux clans qui gravitent autour du pouvoir) et un culte de la personnalité de plus en plus marqué lui assurent une forte popularité auprès de ses concitoyens. Enfin, la peur de voir le pays déstabilisé à l'instar du Kirghizistan et du Tadjikistan peut également jouer en faveur du maintien de Nazarbayev au pouvoir pendant encore quelques temps. Cependant, même ce maintien du président à son poste pourrait ne pas suffire à étouffer la lutte des clans.

D'une part, le président n'a toujours pas désigné de successeur, ce qui appelle à la poursuite de la lutte d'influence entre clans. D'autre part, la « vieille garde » qui entoure le président... se fait vieille. Les décès sont devenus pour les plus anciens collaborateurs du président une probabilité qui n'est plus à négliger, comme l'indique la mort de Vladimir Ni, l'un des plus anciens compagnons de route de Nursultan Nazarbayev le 10 septembre dernier. La mort de responsables si hauts placés ne devrait pas manquer de susciter les convoitises de jeunes loups impatients de s'approprier les places laissées vacantes par leurs devanciers. Une lutte au sommet de l'Etat qui est considérée comme la seule menace pour la stabilité du pays à l'heure actuelle.

mercredi 6 octobre 2010

L'Asie Centrale vers un "conflit total"?


Le colloque sur le nouvel arc d'instabilité qui s'est déroulé à Almaty le 28 septembre dernier offre une bonne occasion de revenir sur les derniers événements qui se sont déroulés dans cette région. A cette occasion, les deux principaux invités (Marlène Laruelle et Alexandre Knyaziev) se sont exprimés sur les dangers que faisait courir la situation au Tadjikistan, au Kirghizistan et en Afghanistan.

L'autre « arc de crise »:

L'année 2010 est déjà riche d'évènements dans cette région du monde, et rien n'indique qu'il en sera autrement dans les mois à venir. Le Kirghizistan se prépare actuellement à une élection à haut risque après les évènements qui ont ensanglanté Osh et Djalalabad cet été, tandis que le Tadjikistan a déjà été le théâtre d'attaques meurtrières de combattants islamistes contre ses forces de sécurité. En Afghanistan, la situation n'est guère meilleure. Tandis que le gouvernement présidé par Hamid Karzaï s'avère incapable de régler la question de la représentation des ethnies au sein de l'administration, l'armée et la police sont encore loin de pouvoir assurer la sécurité dans le pays, malgré le concours des troupes de l'OTAN déployées en Afghanistan.

Si les manifestations les plus extrêmes de l'instabilité latente de cette zone n'ont eu lieu que récemment, les processus qui la sous-tendent n'ont en revanche rien de nouveau et ne sont donc pas une surprise pour plusieurs spécialistes de la zone (qu'il s'agisse des participants au colloque précité ou de René Cagnat, qui n'a pas été le dernier à discerner les différents facteurs d'instabilité à l'œuvre dans la région). Depuis les indépendances, la région est la proie de régimes plus ou moins autoritaires et de bureaucraties usant de leurs charges officielles comme de rentes financières ou politiques. La spécialisation de la région dans la production de matières premières n'a pas non plus toujours été un avantage, tandis que les conflits issus du découpage très complexe des frontières ont rendu les relations entre États très tendues. Conséquence de cette méfiance généralisée, la gestion des infrastructures communes (réseaux électriques, ferroviaires, routiers et d'irrigation) est très problématique et le manque d'entretien qui en découle a abouti à une dégradation avec le temps. Aujourd'hui, les coupures de courant, la fermeture des routes commerciales, et les retenues d'eau sont fréquentes, alors que les pertes d'eau d'irrigation par infiltration aggravent le stress hydrique de la région.

Le chaos afghan, catalyseur de l'instabilité latente

L'intervention des États-Unis contre le régime des Taliban en 2001 avait laissé espérer que le regain d'intérêt pour l'Asie Centrale ferait progresser la région sur la voie de la stabilisation, du développement économique et peut-être même de l'ouverture politique. Presque une décennie après, force est de constater que le conflit afghan qui déborde en dehors des frontières du « Royaume de l'Insolence ». Non seulement l'insurrection gagne aujourd'hui le nord du pays, peuplé de non-pashtounes, mais les combattants chassés de leurs sanctuaires Waziristan par les offensives de l'armée pakistanaise se sont regroupés plus au nord, dans les zones frontalières à cheval sur le Pakistan et le Tadjikistan. A l'époque de la guerre civile tadjike (1992 – 1997), ces zones montagneuses peuplées majoritairement de Tadjiks servaient de point de contact entre l'Opposition Tadjike Unie (OTU, incluant des islamistes) et certains seigneurs de guerre afghans avant la prise de Kaboul par les Taliban.

Aujourd'hui, cette région est de nouveau menacée par des combattants islamistes endurcis et bien équipés, qui surclassent les forces de sécurité locales. A terme, il est probable que ces combattants transmettent leurs savoirs-faire à une autre lignée d'insurgés locaux, accroissant par la même l'instabilité de la région. De plus, profitant du désordre ambiant, les trafiquants de drogue ont développé leurs itinéraires dans les républiques montagnardes d'Asie Centrale pour écouler l'héroïne afghane dont la production n'a cessé de croître depuis 2001. Enfin, la non résolution des questions ethniques et territoriales dans ces États est un facteur de déstabilisation extrêmement menaçant, comme l'ont prouvé les troubles au Kirghizistan l'été dernier et la guerre civile au Tadjikistan dans les années 1990. La question ethnique au Kirghizistan est qui plus est compliquée par la diffusion d'un fort sentiment anti-kirghize au sein des populations ouzbèkes d'Ouzbékistan résidant dans les zones de la vallée du Ferghana qui ont accueilli des réfugié pendant l'été.

Tous s'accordent sur les menaces qui pèsent à l'heure actuelle sur l'Asie Centrale et par ricochet sur la Russie, la Chine et dans une certaine mesure l'Europe. Cependant, à l'heure actuelle, les principales puissances présentes dans la région (OTAN, Russie et Chine) n'ont pas été en mesure de combattre efficacement le développement du crime organisé et d'un potentiel insurrectionnel chaque jour plus menaçant.