mercredi 24 novembre 2010

Le Kazakhstan, une puissance caspienne et régionale en devenir.


Novembre a été un mois d'intense activité diplomatique autour de la mer Caspienne. Les pays riverains (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaïdjan et Iran) se sont réunis à plusieurs reprises afin d'examiner plusieurs questions relatives à la sécurité et au statut de la Caspienne, sans que cela ne permette d'aboutir sur un consensus. En effet, la définition de cette étendue d'eau (lac ou mer intérieure) a de profondes implications en matière de partage des richesses gazières et pétrolières dont elle regorge.

La Mer Caspienne, une pomme de discorde gorgée de richesses gazières

La mer Caspienne recèle d'importantes ressources pétrolières et gazières, notamment le gisement géant de Kashagan, exploité par le Kazakhstan. Cependant, le moins que l'on puisse dire est que les ressources sont très inégalement distribuées. En effet, les principaux gisements exploitables se situent au nord de la Caspienne, où les fonds marins sont nettement moins profonds qu'au large de l'Iran. Cela explique les nombreux projets d'exploitation énergétique off-shore mis en avant par le Kazakhstan, et dans une certaine mesure, la Russie. A l'inverse, l'Iran n'a pas à ce jour entamé de projet significatif, et tente de faire accepter par les autres États riverains un changement de statut de la mer Caspienne.

Faute de mieux, la mer Caspienne est aujourd'hui considérée de facto comme une mer intérieure, et non un lac. Les États riverains jouissent donc d'une exclusivité économique le long de leurs côtes, mais les fonds marins situés au delà des zones économiques exclusives (ZEE) sont laissés à la merci du premier exploitant venu. Dans la situation actuelle, la Russie et le Kazakhstan (qui ont à la fois les secteurs les plus facilement exploitables et les capacités techniques de le faire) récupèrent la part du lion, alors que l'Iran, trop éloigné, doit se contenter des perspectives très incertaines offertes par les fonds marins (très profonds) situés près de ses côtes. C'est pourquoi Téhéran considère la mer Caspienne comme un lac, et promeut un plan de partage qui, faute de lui octroyer des droits sur les gisements actuels, permettrait au moins d'accroitre notablement un potentiel économique marin de facto limité par son niveau technologique actuel (l'exploitation des fosses océaniques n'étant pas chose aisée).

Quoique la joute soit jusqu'à présent limitée au domaine verbal, les ambitions du voisin iranien, sa défiance vis-à-vis des Occidentaux par rapport à son programme nucléaire et son passé maritime chargé ont poussé certains de ses voisins, en particulier le Kazakhstan, à prendre des mesures pour protéger leurs intérêts en mer Caspienne. Et ceci d'autant plus que, loin de bloquer l'exploitation, l'absence de consensus quand au statut de la Caspienne a au contraire poussé les différents États à agir comme si leurs revendications respectives avaient force de loi.

Les ressources gazières de la mer Caspienne. Les limites territoriales
en mer correspondent au plan de partage soutenu par l'Iran.
Source : http://www.payvand.com/

Le Kazakhstan, une puissance maritime et régionale qui s'affirme

Parmi les États bordant la mer, le Kazakhstan est probablement celui ayant le plus d'intérêts à défendre, ainsi que les moyens de le faire. Par ailleurs, fort d'une économie solide tirée par la hausse du cours des matières premières dont il dispose en abondance, il entend bien devenir la puissance dominante en Asie Centrale.

Le développement des marines de guerre reste limité en mer Caspienne, la Russie restant quoiqu'il arrive puissance navale dominante. Cependant, l'effort entrepris par le Kazakhstan en la matière n'est pas anodin. A l'heure actuelle, Astana ne dispose que d'une force de gardes-côtes, ayant une capacité d'action de l'ordre de 25 km. La mise sur pieds d'une marine de guerre ayant des capacités hauturières (150 km) lui permettrait de protéger ses exploitations off-shore. Officiellement, cet outil militaire nouveau est dirigé contre les acteurs terroristes. Mais le format envisagé laisse entendre qu'il pourrait également servir à tenir Téhéran en respect. Pour information l'Iran revendique pas moins du cinquième de la mer, a récemment accru ses forces navales dans la région et n'a pas hésité, en 2001, à dérouter un navire de prospection qui était sorti de la zone qu'il considère sous souveraineté de l'Azerbaïdjan.

Le Kazakhstan a donc commencé à envoyer des officiers se former à l'étranger (principalement en Russie et en Turquie, mais également dans des pays de l'OTAN). Il a également entamé la construction d'une base navale à Aktau, et effectué plusieurs importantes commandes d'armement. Outre une série de patrouilleurs construits par les Russes, Astana envisage d'acheter trois corvettes à STX (consortium franco-coréen). Les corvettes en question devant être équipées de missiles Exocet, conçus pour la destruction de navires de surface, il est peu probables qu'elles ne servent qu'à la lutte antiterroriste.

Le réarmement du Kazakhstan, entre impératif politique et nécessité pratique

Le Kazakhstan affirme son statut de puissance maritime sur la Caspienne, tout comme il tente de le faire dans d'autres domaines. Astana est en effet engagée dans une offensive diplomatique tous azimuts qui cherche, tout en maintenant des relations privilégiées avec la Russie, à affirmer une certaine indépendance en nouant des partenariats privilégiés avec des acteurs extérieurs à la CEI, comme l'Union Européenne. Fort de son nouveau statut, confirmé par sa présidence de l'OSCE, le Kazakhstan entend également devenir une puissance militaire d'envergure, quitte à diversifier ses fournisseurs, comme on a pu le voir lors de l'exposition KADEX plus tôt cette année.

L'accroissement des capacités militaires du Kazakhstan n'est pas uniquement une affaire de statut. Le retrait prévisible de l'OTAN d'Afghanistan à l'horizon 2014 n'ira pas sans poser de graves problèmes d'insécurité. Le gouvernement Afghan ne semble pas capable, à l'heure actuelle, de juguler une instabilité qui se propage déjà à l'ensemble de la région. Alors que le trafic de drogue connaît des jours fastes, les combattants islamistes étendent aujourd'hui leur lutte au nord immédiat de l'Afghanistan (Tadjikistan), et pourraient à terme s'attaquer aux régions ouzbèkes, sensibles au message de l'Islam conservateur (comme en témoigne l'audience du Hizb-ut-Tahrir dans la vallée du Ferghana).

Doté d'importantes ressources, le Kazakhstan devra aussi faire face à d'importants défis sécuritaires, confortant par là son rôle de sentinelle aux marges de la Russie. Bientôt intégrée dans une union douanière regroupant l'essentiel des anciens États soviétiques, le Kazakhstan constituera alors la dernière ligne de défense face aux flux d'héroïne afghane qui irriguent déjà généreusement une bonne partie de l'ex-URSS.

 Crédits : www.armyrecognition.com

dimanche 14 novembre 2010

Le « Grand Bleu », nouvelle frontière de l'activité minière?

Aujourd'hui cantonnée au domaine des hydrocarbures, l'extraction off-shore
englobera-t-elle demain les ressources minérales?
Crédits : www.laserweldingsolutions.com

Dans un article récent, le New-York Times se penche sur la question de l'exploitation des fonds marins, et plus spécialement des nodules polymétalliques. Ces derniers, reposant profondément sous la surface des eaux, pourraient en effet contenir, outre de forte concentrations de minerais précieux (cuivre, tungstène, etc...), des concentrations suffisamment importantes de terres rares pouvant justifier économiquement la mise en exploitation des fonds marins. Rappelons que les terres rares sont depuis peu l'objet de l'attention des autorités américaines (Pentagone en particulier), sans parler du reste des États occidentaux inquiets de la mainmise de la Chine sur ces éléments stratégiques.

Les Terres Rares dans le contexte de la ruée sur les matières premières

Les terres rares (Rare Earth Elements, REE en anglais) sont présentes en petites quantités sur toute la surface de la terre, mais leur concentration ne permet leur exploitation économique qu'en certains endroits. Au cours des dernières années, elles ont acquis une importance primordiale dans la réalisation de certains composants de haute technologie (matériaux composites ultrarésistants, superconducteurs, électronique de pointe, etc...). Plus important, elles entrent dans la composition de systèmes d'armes sophistiqués dont raffole l'US Army. Cependant, la production est extrêmement mal répartie: l'essentiel des terres rares est extrait de la province chinoise de Mongolie intérieure.

Plusieurs raisons expliquent cette prédominance chinoise. Des raisons géologiques ; la Mongolie intérieure recèle d'importantes concentrations de ces éléments, ce qui rend l'exploitation économiquement viable. Des raisons politiques ensuite : tout au long des années 1990, la Chine a œuvré pour acquérir un monopole de cette production. Grâce à des coûts extrêmement bas et une législation environnementale extrêmement permissive, elle a poussé à la fermeture les principales mines existant hors de son territoire, comme celle de Mountain Pass aux États-Unis. Aujourd'hui, elle réduit progressivement ses exportations afin d'attirer sur son territoire les industries de pointe qui utilisent ces matériaux, mais également pour couvrir ses propres besoins sans cesse croissants. Le Comité Central s'est en effet lancé dans un ambitieux programme de développement des énergies renouvelables afin d'assurer l'approvisionnement énergétique de l'Empire du Milieu, et il se trouve que la fabrication des turbines d'éoliennes ou des voitures hybrides requiert des quantités non négligeables de ces matériaux exotiques. Enfin, la récente crise entre Chine et Japon a démontré que la République Populaire n'exclut pas de se servir de ce monopole à des fins de coercition, ce qui a achevé de plonger les chancelleries occidentales dans la panique.
 
La mine de Baiyun Obo (Baotou, Mongolie intérieure),concentre 
l'essentiel de la production chinoise de terres rares.

Vers la conquête des fonds océaniques?

L'exploitation des fonds marins avait déjà suscité une controverse dans les années 1980, lorsque la crainte d'une pénurie généralisée de matières premières rendait plausible à brève échéance l'exploitation des gisements sous-marins. La découverte de nouveaux filons et l'impossibilité de trouver un consensus quand à l'encadrement juridique de leur exploitation avait depuis relégué les fonds marins dans les abysses. Cependant, le contexte actuel pourrait relancer la course aux actvités minières sous-marines.

L'exploitation des fonds marins, et plus spécialement des nodules polymétalliques dans le seul but d'extraire des terres rares n'est pas viable économiquement. Cependant, la tendance haussière du prix des matières premières minérales, tirée par la croissance des BRICs (en particulier la Chine, l'Inde et dans une certaine mesure le Brésil) pourrait bien changer la donne. Les nodules contiennent, en plus des terres rares, des concentrations de minerai dont le cours élevé rend l'exploitation rentable (à titre d'exemple, ils contiendraient une concentration de cuivre deux fois supérieure à celle des mines du Chili, comme celle qui a récemment fait la une de la presse mondiale). Si des considérations stratégiques (ne plus dépendre du bon vouloir de la Chine pour la fabrication d'armements de pointe) se superposent à des considérations économiques (la hausse des cours de certains métaux), l'exploitation minière pourrait demain gagner le fond des mers.
 
Carte situant la présence de nodules de manganèse.
Source : http://ti.fsg.ulaval.ca

Les abysses : nouvelle terra incognita et nouvelle pomme de discorde?

A terme, la relance de la mise en valeur du sous-sol océanique pourrait voir ressurgir la vieille controverse relative à la définition du « patrimoine commun de l'humanité » auxquels les fonds marins sont censés appartenir. Les bénéfices doivent-ils revenir aux acteurs disposant des moyens pour exploiter ces ressources, ou à l'ensemble de l'humanité, y compris à ceux dont la contribution à la mise en valeur des mers est marginale ou inexistante. Dans l'immédiat, cela semble peu probable. En effet, la technologie actuelle limite la profondeur à laquelle ces ressources peuvent être exploitées, ce qui veut dire que (à l'instar des hydrocarbures présents sous l'Arctique) l'essentiel des champs exploitables se trouvent dans les zones économiques exclusives des différents États. Cependant, à mesure que la technologie les possibilités d'exploitation progresseront, il n'est pas impossible que des conflits ressurgissent. Dores et déjà, la Chine a renoué avec les accents tiers-mondistes et non alignés si caractéristiques de l'ère maoïste (« l'Arctique appartient à tous les peuples du monde et aucune nation n'a de souveraineté sur lui ») et semble se préparer à réclamer sa part du gâteau au Pôle Nord. Un mouvement qui a le don d'agacer au plus haut point l'amirauté russe, qui a répondu qu'elle renforcerait sa présence dans la zone et ne lâcherait « pas un pouce de l'Arctique ».

Un siècle après la fin de la « course à l'Afrique », va-t-on de nouveau se battre pour des terra incognita? La réponse le jour où l'Antarctique se réchauffera assez pour permettre l'exploitation économique...

Le croiseur nucléaire "Pierre le Grand", navire amiral de la
Flotte du Nord russe à Seveomorsk près de Mourmansk, 2007.
Crédits : www.telegraph.co.uk

mercredi 3 novembre 2010

Afghanistan : bientôt un passage de témoin?


 Les derniers survivants du corps expéditionnaires d'Afghanistan à la bataille de Gandamak, en 1842


Il est aujourd'hui de notoriété publique que l'Afghanistan a été au centre de luttes d'influence entre empires rivaux avant même sa constitution en État sous l'impulsion d'Ahmad Shah Durrani. Tour à tour contesté par la Perse et les Moghols, puis par les Britanniques et les Russes, le « Royaume de l'Insolence » se trouve une fois de plus dans le collimateurs des puissances régionales et mondiales. A l'heure actuelle, outre ses voisins aux appétits plus ou moins avoués (Pakistan et Iran), on compte la Russie, la Chine et l'Inde sur le banc des candidats à la suzeraineté sur le Yaghestan.

L'Afghanistan, fossoyeur des Empires.

L'agitation du Royaume de l'insolence a tour à tour provoqué l'affaiblissement de l'Empire Moghol et de l'URSS, et il semble que l'échec de l'OTAN et des États-Unis à pacifier le pays coïncide avec le crépuscule de la puissance planétaire de ces derniers. Incapables d'obtenir un succès rapide, pressés par leurs opinions publiques, les États Occidentaux sont aujourd'hui sur le départ après neuf années de présence.

La situation sur place n'est en effet pas reluisante. Malgré les moyens engagés, (le fameux surge afghan décrété par le président Obama), la situation ne s'améliore pas de manière visible. A cela s'ajoute la coopération plus qu'aléatoire des États voisins. Au nord, les douanes ouzbèkes se montrent tatillonnes, bloquant parfois les convois de ravitaillement de la coalition pendant plusieurs mois, tandis que l'instabilité grandissante au Tadjikistan et au Kirghizistan menace la sécurité des flux logistiques de l'OTAN. Au Sud, l'Iran prépare le départ des américains en se constituant à coup de subsides un vaste réseau d'obligés aussi bien au sein du gouvernement que de l'insurrection, et le Pakistan continue d'entretenir des relations troubles avec les Taliban.

Pressés de quitter ce « royaume de l'insolence » qui refuse de se soumettre à eux comme ils le firent face à l'Armée Rouge, les pays de l'OTAN doivent encore trouver un moyen d'éviter la réapparition de sanctuaires jihadistes dans le pays. Ils doivent donc passer le témoin à une ou plusieurs puissances capables de donner au chaos afghan un semblant de stabilité.


L'Hindou Kouch : un ancien échiquier pour un nouveau « tournoi des ombres »

Le Royaume de l'Insolence ne déroge pas aujourd'hui à la règle qui veut qu'il ait toujours été soumis aux influences de ses puissants voisins. En fait, la plupart des États riverains ou des puissances régionales ont des intérêts dans le pays. La Russie, absente depuis le départ du dernier soldat soviétique en 1989, est aujourd'hui poussée à réinvestir l'Afghanistan de peur qu'il ne serve de base aux islamistes pour embraser l'Asie Centrale et les régions musulmanes de Russie, ainsi que pour tarir les flots d'héroïne qui transitent chaque jour par son territoire avec les conséquences que l'on sait. La Chine souhaite également empêcher le chaos de se propager à sa périphérie musulmane du Sin Kiang, tout en valorisant à son profit les ressources minières d'Afghanistan par l'ouverture de mines comme celle d'Aynak et la construction (en projet) d'infrastructures de transport dans le nord du pays. L'Inde, enfin, a profité de la chute des Taliban pour s'investir dans les domaines tel que l'assistance humanitaire et la formation des forces de sécurité afghanes, ceci au grand dam d'Islamabad qui voit sa « profondeur stratégique » entamée par son ennemie mortelle.

Par ailleurs, les puissances régionales ont pour le pays leur propre agenda. L'Iran prépare activement son retour en Afghanistan en tissant des liens avec un maximum d'acteurs, au sein du gouvernement comme de l'insurrection, qui seront en temps voulu autant de relais d'influence ou de nuisances potentielles. Le Pakistan, qui ne fait pas mystère de sa volonté de peser sur le destin de l'Afghanistan, entretient lui aussi des liens troubles avec les Taliban afghans par l'intermédiaire de certains secteurs de l'ISI.

A l'heure actuelle, la Russie semble être la mieux placée pour être adoubée par les pays de l'OTAN sur le départ, même si elle monnaye âprement sa coopération contre des concessions dans d'autres régions du monde (Europe de l'Est et Caucase notamment). Elle autorise déjà le passage du ravitaillement non-létal de l'ISAF par son territoire et celui des ex-républiques soviétiques d'Asie Centrale. Par ailleurs, face aux risques de déstabilisation durable de la région, elle s'est investi de manière croissante dans les efforts de développement et de sécurisation de l'Afghanistan (vente d'hélicoptères et formation de personnels, réfection d'infrastructures construites par les soviétiques, et enfin participation directe à certaines opérations antidrogue). Fait nouveau, le Kazakhstan semble lui aussi se préparer à un rôle accru sur la scène afghane. Le pays, qui dédie depuis peu d'importantes sommes à la mise en place de programmes de scolarisation, vient d'acquérir de nombreuses locomotives qui pourraient un jour servir à transporter marchandises civiles et militaires à un gouvernement afghan en butte à une insurrection jihadiste (quelque chose rendu aujourd'hui possible grâce au raccordement récent de Mazar-e-Sharif au réseau ferré de l'ex-URSS). Cependant, vu les moyens dont dispose aujourd'hui la Russie et le traumatisme causé par son intervention dans le pays il y a trente ans, une présence militaire directe est hors de question. Cela implique à la fois le recours à des intermédiaires et que le pays soit un territoire disputé entre plusieurs puissances cherchant à étendre leur influence.


L'Afghanistan, le nouveau « Grand Jeu » et le réveil de l'Asie

Les principaux participants du « Grand Jeu » qui se déroule aujourd'hui en Afghanistan figurent parmi les protagonistes majeurs de la redéfinition des grands équilibres géopolitiques en Asie et dans le monde. La Chine et l'Inde en particulier s'affrontent ici comme ailleurs. Mais par le jeu des alliances, cette rivalité implique également les États-Unis, la Russie et le Japon, tous trois amenés à soutenir l'Inde à divers degrés en raison des craintes provoquées par la montée en puissance spectaculaire de la Chine populaire, tant du point de vue économique que militaire.

La Chine peut aujourd'hui se considérer comme une puissance globale. Alors que son PIB rattrape progressivement celui des États-Unis, elle est depuis peu le plus important consommateur d'énergie sur la planète, et affirme de manière croissante son emprise sur les matières premières indispensables à l'affirmation de sa suprématie. Les États-Unis, haegemon en titre sur le déclin, ne voient pas cette tendance d'un bon œil et ne se sont pas privés de faire part de leurs inquiétudes face à une Chine toujours plus agressive et sûre d'elle. Washington a donc entrepris de rallier les pays d'Asie du Sud-Est, préoccupés par la puissance grandissante de Pékin et passablement exaspérés par l'impact de la gestion chinoise de l'eau sur le débit des grands fleuves d'Asie du Sud-Est. Parallèlement, les USA ont entrepris le renforcement de leurs positions en Océanie (construction d'une base navale à Guam, censée remplacer celle d'Okinawa qui devra bientôt être évacuée sous la pression du Japon).

L'Inde, l'autre géant asiatique, se sent également menacée par un encerclement tant naval (le fameux collier de perles) que terrestre (militarisation de l'Himalaya). Pour faire face à une menace chinoise ressentie de plus en plus fort, l'Inde a noué des alliances avec d'autres puissances inquiètes de la montée en puissance de la Chine. Le Japon, longtemps indisposé par la prolifération nucléaire indienne, s'est récemment rapproché de New Delhi, un mouvement qui devrait se poursuivre après la récente controverse autour des îles Senkaku. Rappelons que la Chine a en cette occasion brièvement coupé l'approvisionnement du Japon en terres rares indispensables à la réalisation de matériel électronique de pointe dont l'archipel s'est fait une spécialité. Enfin, l'Inde dépense aujourd'hui des sommes importantes pour moderniser son outil militaire, se fournissant à la fois auprès de la Russie et des pays de l'OTAN.

La Russie, proche allié de l'Inde depuis l'époque soviétique et principal pourvoyeur d'armes du pays, se rapproche actuellement de New Delhi (la Russie a récemment participé à des manœuvres aux côtés des troupes indiennes dans l'Himalaya). Bien que Moscou soit un proche allié de Pékin (les deux pays sont membres fondateurs de l'OCS), les vues chinoises sur son pré carré d'Asie Centrale et, dans une certaine mesure, sur l'arctique, mettent mal à l'aise le Kremlin, qui ne se sent pas de taille à contrer l'appétit des « camarades chinois » dans la région. En sus de ce léger appel du pied en direction de New Dehli, la coopération accrue avec l'OTAN sur les questions liées à l'Afghanistan et à l'Iran (annulation de la vente de systèmes antiaériens perfectionnés à Téhéran) laisse entendre que Moscou cherche à multiplier les alliances de revers au cas où la Chine se montrerait trop gourmande dans les zones d'influence de Moscou.


samedi 23 octobre 2010

"Eurasie" contre "Volga-Don": la Russie veut son Panama dans le Caucase

Vue du canal existant reliant le Don à la Volga

La chute de l'URSS n'a décidément pas mis un terme aux projets pharaoniques des États héritiers de la défunte Union Soviétique. Il y a quelques mois, le président Nazarbayev était revenu à la charge, proposant de ressusciter le Sibaral afin de détourner une partie des eaux irriguant le nord de la Sibérie vers les déserts arides de l'Asie Centrale. Cependant, dès 2007, il avait également avancé l'idée d'un nouveau canal reliant la mer d'Azov à la mer Caspienne, désenclavant par là même le Kazakhstan. Une idée qui n'est pas nouvelle, puisque Pierre le Grand et Staline avaient en leur temps considéré l'ouverture d'une telle percée à l'intérieur des terres.

"Volga-Don 2" contre "Eurasie": itinéraires envisagés

Ce projet, qui pourrait surpasser en ambition les canaux de Panama et de Suez, est à nouveau sous les feux de la rampe. En effet, la commission chargée de déterminer le tracé optimal devrait bientôt arrêter sa décision. Deux itinéraires sont à l'heure actuelle envisagés. Le premier, nommé « Volga Don 2 », qui a le soutien du Premier Ministre russe Vladimir Poutine, remonterait la Volga avant de relier le Don qui se jette dans la Mer d'Azov et communique avec la Mer Noire. L'ouverture de cet itinéraire coûterait moins cher dans la mesure où il utiliserait des voies d'eau déjà existantes (la Volga et le Don, qui seraient alors reliés par un canal plus profond que celui qui existe aujourd'hui). Cependant, la distance à parcourir serait plus longue (environ 1500 km), les navires devraient franchir dix-huit écluses en tout , et il ne pourrait accueillir que des bâtiments d'une capacité de 5000 tonnes maximum. Sans parler de certains problèmes écologiques, qui risquent cependant de peser assez peu dans la décision bien que le président Medvedev tente de cultiver l'image d'un dirigeant sensible à ces questions.

Le second projet nommé « Eurasie », défendu par Nursultan Nazarbayev, est plus ambitieux et plus coûteux. Il s'agirait de percer un canal capable d'accueillir des navires jusqu'à une capacité de 10.000 tonnes dans le nord du Caucase. Outre sa capacité supérieure, cet itinéraire serait plus court (environ 700 km) bien que quatre fois la longueur de Panama et huit fois celle de Suez. De plus, certains réservoirs d'irrigation hérités de l'URSS rendraient la percée du canal plus aisée. Par ailleurs, avec seulement six écluses à franchir, cet itinéraire est de loin le plus rapide. Enfin, un canal construit plus au sud permettrait une navigation pendant 10 à 11 mois dans l'année, contre 7 à 9 mois pour un itinéraire plus nordique. Ce projet est également porteur de risques écologiques, le plus évident étant la mise en contact brutale de deux écosystèmes marins auparavant isolés (ce qui s'est passé entre la méditerranée et la Mer Rouge suite à l'ouverture du canal de Suez).

Les deux tracés envisagés. En rouge, le projet"Eurasie" reliant directement
la Mer Caspienneà la Mer d'Azov; en bleu, le projet "Volga-Don 2".

Délire prométhéen ou projet économiquement viable?

La réalisation de ce canal est porteuse de nombreux espoirs (parfois légèrement exagérés) de la part de responsables russes et kazakhs. Outre ces deux États, la Chine et la Banque Eurasiatique de Développement (EDB) se sont déclarées intéressées pour financer le (coûteux) projet. Parmi les effets attendus de l'ouvrage figurent le développement du Nord-Caucase (rappelons que le président Medvedev a depuis quelques temps mis l'accent sur l'amélioration de la situation économique de la région comme remède à son instabilité endémique), ainsi que le désenclavement du Kazakhstan, du Turkménistan et de l'Azerbaïdjan, tous trois pays producteurs d'hydrocarbures  ne disposant pas d'accès direct aux marchés occidentaux et mondiaux. Les commentateurs les plus enthousiastes espèrent même que le canal pourra drainer une partie du commerce maritime entre la Chine et l'Europe. Même une faible portion déviée représenterait un gain non négligeable pour la Russie en termes de droits de passage en raison de l'importance des volumes transitant entre l'Occident et l'Extrême-Orient. Enfin, il est dans tous les cas certains qu'un canal supplémentaire permettrait de disposer d'une solution de repli en cas d'accident qui boucherait l'une des voies d'eau existantes.

Bien que les possibilités économiques offertes par le projet soient bien réelles, elles ne sont probablement pas aussi mirobolantes que l'envisagent les plus chauds partisans du projet. D'une part, le format réduit des navires qui pourraient transiter par les nouvelles infrastructures ne permet pas de concurrencer les voies de haute mer entre Orient et Occident, qui permettent une massification des transports. D'autre part, l'instabilité persistante du Nord-Caucase pourrait bien faire fuir les transporteurs intéressés par cet itinéraire. De fait, le canal devrait avant tout servir au transport d'hydrocarbures et de matières premières depuis le Kazakhstan et les États riverains. Cependant, les capacités de transport existantes (oléoducs et voies ferrées) sont à l'heure actuelle sous-utilisées, ce qui laisse entrevoir d'autres motivations derrière ce projet. Il se pourrait qu'il s'agisse d'une manœuvre visant à enterrer le Bakou Tbilissi Ceyhan (BTC) en réduisant suffisamment la quantité d'hydrocarbures transitant par cet axe pour que la pression tombe à un niveau insuffisant pour assurer le bon fonctionnement du pipeline.

lundi 11 octobre 2010

"Le Khan est mort, longue vie au Khan!". Le Kazakhstan prépare-t-il l'après-Nazarbayev?


Première puissance économique d'Asie Centrale, forte d'imposants stocks d'uranium, d'hydrocarbures et autres matières premières, la Kazakhstan apparaît habituellement comme le pays le plus stable de la région. En dépit de l'autoritarisme du président Nazarbayev, la Kazakhstan a même été amené à assurer la présidence de l'OSCE cette année. Cependant, le calme relatif des steppes kazakhes est depuis peu troublé par une cascade d'affaires de corruption qui ont déjà envoyé de nombreux hauts responsables derrière les barreaux.

Cet été, une loi proposée par le parlement mais qui n'avait pas été promulguée par le président octroyait à ce dernier le titre de "leader de la nation", ce qui lui aurait permis de conserver des prérogatives politiques même après son départ. Cette disposition semblait indiquer un retrait (au moins partiel) à venir de Nursultan Nazarbayev. Cependant, en septembre dernier, le président Nazarbayev a déclaré être candidat à sa propre succession, espérant ainsi mettre fin à ce qui semble être le début d'une lutte de succession au sommet de l'État. Cette suite d'affaires à répétitions commence à la fin du mois de février 2010, avec l'arrestation de l'ancien vice ministre de la défense, mis en cause pour des contrats douteux passés avec des compagnies d'armement israéliennes. A la mi-mars, c'est au tour de Mokhtar Djakishev, ancien dirigeant de Kazatomprom, d'être condamné pour avoir détourné pour 800.000 dollars de biens appartenant à la compagnie. D'aucuns y voient la conséquence de ses liens avec Mokhtar Ablyazov, oligarque tombé en disgrâce en 2002 et dont il avait obtenu la libération en 2003. Ce dernier, aujourd'hui réfugié à Londres, n'a pas tardé à être de nouveau inculpé, après avoir fondé un mouvement censé promouvoir la démocratie et la transparence au Kazakhstan. Rappelons que les premières accusations à l'encontre d'Abylaov ont été formulées après que ce dernier ait lui-même accusé Timur Koulibayev, beau fils du président Nazarbayev, d'avoir illégalement empoché 165 millions de dollars à l'occasion du rachat par une compagnie chinoise de parts dans une compagnie énergétique kazakhe. Mokhtar Djakishev, qui a mené la transformation de Kazatomprom en un acteur clé de la production d'uranium à l'échelle mondiale, paye aujourd'hui le fait de s'être porté caution de la « bonne conduite » de l'oligarque en exil lors de son élargissement en 2003.

Le mois d'août a été marqué par un rebondissement supplémentaire. Nabil Shayakhmetov, chef du Comité à la Sécurité Nationale (KNB) jusqu'alors considéré comme un proche du président Nazarbayev, a été remplacé par Nurtay Abikayev, membre de la « vieille garde » du président. Ce remplacement a eu lieu alors que circulent des rumeurs de coup d'État avorté. D'après ces rumeurs, certains fonctionnaires relevant du KNB auraient tenté, en faisant chanter le médecin personnel du Président, de neutraliser ce dernier afin de s'emparer du pouvoir. Officiellement, ces rumeurs sont sans fondements et les officiels en question ont été arrêtés pour divulgation d'informations confidentielles, mais certains affirment qu'ils n'ont fait qu'agir sur ordre de hauts fonctionnaires appartenant à un clan « sudiste » cherchant à s'emparer du pouvoir.

Début septembre, c'est au tour du ministre de la santé de tomber pour malversations. Cependant, les arrestations ne touchent pas que les plus hauts responsables, et il semble que de nombreux fonctionnaires de niveau médian fassent aussi les frais de cette hécatombe judiciaire.

Nursultan Nazarbayev semble donc décidé à rester au pouvoir « aussi longtemps que son pays aura besoin de lui ». A 70 ans, le président kazakh semble en effet jouir de toutes ses facultés et être en bonne santé, ce qui laisse penser qu'il peut encore se maintenir au pouvoir quelques années. Par ailleurs, le décollage économique du pays (bien qu'il profite essentiellement aux clans qui gravitent autour du pouvoir) et un culte de la personnalité de plus en plus marqué lui assurent une forte popularité auprès de ses concitoyens. Enfin, la peur de voir le pays déstabilisé à l'instar du Kirghizistan et du Tadjikistan peut également jouer en faveur du maintien de Nazarbayev au pouvoir pendant encore quelques temps. Cependant, même ce maintien du président à son poste pourrait ne pas suffire à étouffer la lutte des clans.

D'une part, le président n'a toujours pas désigné de successeur, ce qui appelle à la poursuite de la lutte d'influence entre clans. D'autre part, la « vieille garde » qui entoure le président... se fait vieille. Les décès sont devenus pour les plus anciens collaborateurs du président une probabilité qui n'est plus à négliger, comme l'indique la mort de Vladimir Ni, l'un des plus anciens compagnons de route de Nursultan Nazarbayev le 10 septembre dernier. La mort de responsables si hauts placés ne devrait pas manquer de susciter les convoitises de jeunes loups impatients de s'approprier les places laissées vacantes par leurs devanciers. Une lutte au sommet de l'Etat qui est considérée comme la seule menace pour la stabilité du pays à l'heure actuelle.

mercredi 6 octobre 2010

L'Asie Centrale vers un "conflit total"?


Le colloque sur le nouvel arc d'instabilité qui s'est déroulé à Almaty le 28 septembre dernier offre une bonne occasion de revenir sur les derniers événements qui se sont déroulés dans cette région. A cette occasion, les deux principaux invités (Marlène Laruelle et Alexandre Knyaziev) se sont exprimés sur les dangers que faisait courir la situation au Tadjikistan, au Kirghizistan et en Afghanistan.

L'autre « arc de crise »:

L'année 2010 est déjà riche d'évènements dans cette région du monde, et rien n'indique qu'il en sera autrement dans les mois à venir. Le Kirghizistan se prépare actuellement à une élection à haut risque après les évènements qui ont ensanglanté Osh et Djalalabad cet été, tandis que le Tadjikistan a déjà été le théâtre d'attaques meurtrières de combattants islamistes contre ses forces de sécurité. En Afghanistan, la situation n'est guère meilleure. Tandis que le gouvernement présidé par Hamid Karzaï s'avère incapable de régler la question de la représentation des ethnies au sein de l'administration, l'armée et la police sont encore loin de pouvoir assurer la sécurité dans le pays, malgré le concours des troupes de l'OTAN déployées en Afghanistan.

Si les manifestations les plus extrêmes de l'instabilité latente de cette zone n'ont eu lieu que récemment, les processus qui la sous-tendent n'ont en revanche rien de nouveau et ne sont donc pas une surprise pour plusieurs spécialistes de la zone (qu'il s'agisse des participants au colloque précité ou de René Cagnat, qui n'a pas été le dernier à discerner les différents facteurs d'instabilité à l'œuvre dans la région). Depuis les indépendances, la région est la proie de régimes plus ou moins autoritaires et de bureaucraties usant de leurs charges officielles comme de rentes financières ou politiques. La spécialisation de la région dans la production de matières premières n'a pas non plus toujours été un avantage, tandis que les conflits issus du découpage très complexe des frontières ont rendu les relations entre États très tendues. Conséquence de cette méfiance généralisée, la gestion des infrastructures communes (réseaux électriques, ferroviaires, routiers et d'irrigation) est très problématique et le manque d'entretien qui en découle a abouti à une dégradation avec le temps. Aujourd'hui, les coupures de courant, la fermeture des routes commerciales, et les retenues d'eau sont fréquentes, alors que les pertes d'eau d'irrigation par infiltration aggravent le stress hydrique de la région.

Le chaos afghan, catalyseur de l'instabilité latente

L'intervention des États-Unis contre le régime des Taliban en 2001 avait laissé espérer que le regain d'intérêt pour l'Asie Centrale ferait progresser la région sur la voie de la stabilisation, du développement économique et peut-être même de l'ouverture politique. Presque une décennie après, force est de constater que le conflit afghan qui déborde en dehors des frontières du « Royaume de l'Insolence ». Non seulement l'insurrection gagne aujourd'hui le nord du pays, peuplé de non-pashtounes, mais les combattants chassés de leurs sanctuaires Waziristan par les offensives de l'armée pakistanaise se sont regroupés plus au nord, dans les zones frontalières à cheval sur le Pakistan et le Tadjikistan. A l'époque de la guerre civile tadjike (1992 – 1997), ces zones montagneuses peuplées majoritairement de Tadjiks servaient de point de contact entre l'Opposition Tadjike Unie (OTU, incluant des islamistes) et certains seigneurs de guerre afghans avant la prise de Kaboul par les Taliban.

Aujourd'hui, cette région est de nouveau menacée par des combattants islamistes endurcis et bien équipés, qui surclassent les forces de sécurité locales. A terme, il est probable que ces combattants transmettent leurs savoirs-faire à une autre lignée d'insurgés locaux, accroissant par la même l'instabilité de la région. De plus, profitant du désordre ambiant, les trafiquants de drogue ont développé leurs itinéraires dans les républiques montagnardes d'Asie Centrale pour écouler l'héroïne afghane dont la production n'a cessé de croître depuis 2001. Enfin, la non résolution des questions ethniques et territoriales dans ces États est un facteur de déstabilisation extrêmement menaçant, comme l'ont prouvé les troubles au Kirghizistan l'été dernier et la guerre civile au Tadjikistan dans les années 1990. La question ethnique au Kirghizistan est qui plus est compliquée par la diffusion d'un fort sentiment anti-kirghize au sein des populations ouzbèkes d'Ouzbékistan résidant dans les zones de la vallée du Ferghana qui ont accueilli des réfugié pendant l'été.

Tous s'accordent sur les menaces qui pèsent à l'heure actuelle sur l'Asie Centrale et par ricochet sur la Russie, la Chine et dans une certaine mesure l'Europe. Cependant, à l'heure actuelle, les principales puissances présentes dans la région (OTAN, Russie et Chine) n'ont pas été en mesure de combattre efficacement le développement du crime organisé et d'un potentiel insurrectionnel chaque jour plus menaçant.


lundi 27 septembre 2010

Kirghizistan, Tadjikistan: la loi des séries?


Le 19 septembre dernier, une embuscade entretemps revendiquée par un groupe se réclamant d'Al Qaeda entraînait la mort de 28 soldats tadjiks (selon les chiffres officiels) dans la gorge de Kamarob. Localisée dans le centre du pays, cette zone fut pendant la guerre civile qui secoua le pays entre 1992 et 1997 un bastion de la guérilla islamiste. D'après des sources officielles, des combattants étrangers auraient pris part à l'embuscade. Cet accrochage meurtrier succède à plusieurs évènements inquiétant, signes d'une situation sécuritaire détériorée dans le pays, et est pris très au sérieux par les autorités du pays. En réaction, les forces de sécurité tadjikes ont lancé une opération de ratissage afin de retrouver les auteurs de l'attaque, tandis qu'une déclaration antérieure (2 août) du chef des forces parachutistes russes laisse entendre que Moscou suit avec attention l'évolution de la situation dans le pays.

Le Tadjikistan de nouveau en guerre?

La détérioration de la situation sécuritaire au Tadjikistan n'est ni nouvelle, ni surprenante. Déjà, lors des offensives de l'armée pakistanaise contre les Taliban en 2009, on craignait qu'une partie des combattants islamistes chassés de leurs sanctuaires ne remontent vers le Nord de l'Afghanistan. En particulier, des éléments du Mouvement Islamique d'Ouzbékistant (MIO) ayant combattu la Coalition aux côté des Taliban afghans s'étaient rapprochés du sud du Tadjikistan, qu'ils avaient par le passé utilisé comme sanctuaire pour lancer des opérations en Ouzbékistan voisin.

Ces craintes se sont matérialisées dès le 23 août 2010, lorsque plusieurs détenus (pour la plupart non-tadjiks) se sont échappé de façon spectaculaire d'une prison de haute sécurité. Deux semaines plus tard, le 3 septembre, un attentat suicide visait un poste de milice à Khodjent, puis un autre frappait une boîte de nuit à Doushanbé le 6 septembre. Enfin, un accrochage a eu lieu entre taliban afghans et soldats tadjiks le 11 septembre, suivi par l'embuscade meurtrière du 19.

La menace croissante que font peser les Taliban et autres insurgés venus d'Afghanistan sur le Tadjikistan n'est cependant pas la seule, et doit plus être considérée comme un catalyseur potentiel des autres risques attachés au pays. En effet, depuis la fin de la guerre civile en 1997, une répression politique croissante, l'inefficacité d'un État gangrené par la corruption et une série de catastrophes exogènes concourent à déstabiliser le pays.


Des accords de paix de 1997 à aujourd'hui: « bilan globalement positif »?

Les accords de paix de 1997 mettent fin à la guerre civile au Tadjikistan, qui oppose l'ancienne élite communiste issue de l'ouest du pays (Khodjent et Kouliab) à l'Opposition Tadjike Unie (OTU), regroupant des secteurs de la population sous-représentés originaires de l'est (régions de Garm et du Gorno Badakshan) et dans laquelle le Parti de la Renaissance Islamique (PRI) tient un rôle important, tant militaire que politique. Ce dernier devient le premier parti ouvertement islamique en Asie Centrale à être toléré par les autorités et à siéger au Parlement. Cependant, le président Emomali Rakhmonov n'a eu de cesse, depuis lors, que de marginaliser toute forme d'opposition. Le PRI a aujourd'hui pratiquement disparu du parlement. Par ailleurs, l'État traque aujourd'hui les anciens combattants de l'opposition qui ont été intégrés aux organes de sécurité, et se livre à des arrestations visant d'anciens combattants de l'OTU dans les régions du Sud, sous couvert d'opérations antidrogue. Enfin, comme dans le reste de l'Asie Centrale, la répression qui touche le Hizb ut Tahrir fait craindre qu'une partie des membres (essentiellement ouzbeks) de ce parti fondamentaliste non-violent ne rejoignent des formations prônant la lutte armée.

A la répression de toute opposition par l'Etat s'ajoute la corruption de ce dernier. L'efficacité et l'impartialité des forces de sécurité sont gravement affectées par le népotisme en vigueur, la loyauté au président Rakhmonov plutôt que la compétence tenant lieu de facteur de sélection. Il en va de même avec le système judiciaire, jugé corrompu ou inefficace par une population qui a de plus en plus recours à l'arbitrage des religieux pour régler les divorces et litiges civils courants. Enfin, les responsables politiques et administratifs n'hésitent pas à abuser de leur position pour s'enrichir personnellement. A titre d'exemple, une mystérieuse compagnie, enregistrée dans un paradis fiscal et dont l'identité des propriétaires demeure inconnue, a récemment installé plusieurs péages le long de la route reliant Douchanbé à Khodjent, la seconde ville du pays localisée dans le Ferghana. Les habitants, commerçants et commerçants de la région, contraints de payer une somme relativement importante à chaque passage par la seule voie disponible, sont persuadés que les propriétaires de la compagnie et les officiels qui l'ont autorisé à opérer sur cette artère ne font qu'un...

Des impondérables tels que la pénurie d'énergie (qui résulte à la fois de l'état déplorable du réseau électrique et des coupures opérées par l'Ouzbékistan), de mauvaises récoltes et la crise économique ne font rien pour améliorer la situation. La crise affecte d'autant plus le pays que les travailleurs émigrés (en Russie, notamment), qui fournissent une partie importante du revenu national, sont les plus touchés par la crise dans leurs pays d'accueil et ne peuvent plus envoyer autant d'argent qu'auparavant, si tenté qu'ils le puissent toujours. L'accroissement de l'activité insurgée dans le nord de l'Afghanistan et la criminalisation de la société qu'entraîne le transit et la vente de drogue sont également un problème.

OTAN, Chine et Russie face au débordement du chaos afghan

 L'accumulation de tous ces facteurs de déstabilisation ne laisse rien présager de bon, surtout avec l'arrivée de combattants islamistes endurcis dans la région. Les forces de sécurité tadjikes, de piètre qualité, ne semblent pas capable de faire face à des moudjahiddines qui ont l'expérience du feu face à l'armée pakistanaise ou aux troupes de l'OTAN. Il existe également un risque non négligeable que la population appauvrie par la conjoncture économique ou excédée par l'incurie de l'État se tourne vers les insurgés islamistes ou les groupes mafieux, y compris pour des raisons davantage financières qu'idéologiques. Les ouzbeks du nord du pays, au sein desquels le MIO possède déjà un appui certain, sont particulièrement perméables à la pénétration par des groupes islamistes violents (rappelons que le MIO a été fondé au Tadjikistan par des vétérans ouzbeks de la guerre civile).

Alors que la stabilité du Kirghizistan est déjà largement compromise, la déstabilisation durable du Tadjikistan est bien la dernière chose dont ont besoin les différentes puissances présentes dans la région. L'OTAN, d'une part, n'a aucune envie de voir le NDN mis en danger par une guérilla islamiste hors d'Afghanistan. La Chine, ensuite, ne pourra rester de marbre étant donné les risques de débordement sur sa propre province du Sin-Kiang, plutôt remuante ces derniers temps. Enfin, la Russie ne peut laisser le Kirghizistan et le Tadjikistan basculer dans l'anarchie. Une telle situation permettrait en effet aux trafiquants de drogue d'opérer librement entre les frontières afghane et kazakhe. Confrontée à un problème grandissant d'addiction à l'héroïne au sein de sa population, la Russie ne peut se permettre que des tonnes d'héroïne arrivent librement à la frontière kazakhe qui est loin d'être étanche, alors même que l'entrée en vigueur d'une union douanière avec le Kazakhstan devrait intervenir prochainement.

jeudi 23 septembre 2010

Le Kirghizistan à la veille d'un scrutin lourd de conséquences

Affiches électorales, Kirghizistan. Crédits, Ferghana.ru.
Malgré le chaos dans lequel il est plongé depuis la chute du président Kourmanbek Bakiyev, le Kirghizistan s'achemine progressivement vers le scrutin du 10 octobre prochain. Pas moins de 29 partis sont en lice pour remporter une partie des 120 sièges de la nouvelle législature. Généralement perçu comme un moyen de débloquer une situation politique dans l'impasse, ce genre de consultations ayant lieu juste après des troubles importants laisse craindre une dégradation supplémentaire de la situation dans le pays.

Un pays durablement fracturé

Le nombre de partis en lice et la pauvreté de leur programme politique s'explique, entre autres choses, par le fait que ces derniers sont souvent le simple véhicule des ambitions d'un individu ou d'un clan. Une charge officielle ouvre généralement l'accès à une rente publique ainsi qu'à des prérogatives qui permettent de protéger ou de développer des activités lucratives plus ou moins légales. Dans le cas présent, un siège de député est également synonyme d'immunité parlementaire, quelque chose qui n'est pas sans intérêt pour certains mafieux souhaitant conserveur une certaine liberté d'action pour conduire leurs affaires.
Parmi les partis enregistrés pour les élections du 10 octobre, le parti Ata-Jurt se distingue particulièrement. Regroupant de nombreux fidèles du président déchu, il compense la faiblesse de son programme politique en mobilisant surtout les populations kirghizes du sud au moyen d'une rhétorique nationaliste et de l'opposition au pouvoir intérimaire ou aux ingérences extérieures (OSCE en tête). Ata-Jurt est dirigé par Kamshybek Tashiev, ancien ministre des situations d'urgences du président Bakiyev, qui s'est illustré en déclarant que les kirghizes, en tant que nation titulaire de l'Etat, ne jouissaient pas du respect dû à ce statut, et que les minorités ethniques vivant au Kirghizistan avaient vocation à être assimilées pour éviter des troubles intercommunautaires à l'avenir.

Illustrant à merveille cette ligne dure et antigouvernementale, le maire d'Osh, Melyzbek Myrzakmatov, est également un fidèle de l'ancien président qui l'a placé à ce poste et que le gouvernement présidé par Rosa Otunbayeva n'a pas réussi à démettre de ses fonctions. Il ne fait pas mystère de sa défiance vis-à-vis de Bishkek ("les directives du gouvernement provisoire n'ont pas de force légale au Sud), et s'est engagé dans une politique urbaine comparée par certains à du nettoyage ethnique. Il a en effet annoncé récemment son intention de construire dans les anciens quartiers ouzbeks d'Osh des lotissements collectifs censés abriter une population mixte, mais qui seront selon toute probabilité remplis pat des kirghizes ethniques.

Les racines du mal: la question des nationalités, héritage de l'URSS.

Le Kirghizistan est une construction de l'URSS qui date des débuts de la politique des nationalités du pouvoir bolchevique. Sous l'impulsion de Staline, à l'époque commissaire aux nationalités, il fut décidé la création d'Etats pour les minorités de l'ex-empire russe suivant le principe « une langue, une ethnie, un territoire ». Ce principe fut toutefois tempéré par la nécessité de donner aux différents États une certaine viabilité en les dotant d'un minimum de ressources économiques, ce qui explique le rattachement de plusieurs parties de la vallée du Ferghana peuplées d'ouzbeks au Tadjikistan et au Kirghizistan. A l'époque soviétique, la domination du centre moscovite tendait à maintenir les tensions potentielles sous contrôle. La cohabitation entre kirghizes, ouzbeks autochtones et immigrants divers (russes ou « peuples punis » déportés depuis le Caucase ou la Volga) n'a jamais été brisée par des heurts important avant le crépuscule de l'URSS. Avec l'indépendance, la question de la Nation et de la construction de l'État se traduisit par une dégradation continuelle des relations intercommunautaires.

Latentes dès le début des années 1990 au Kirghizistan, les tensions ont dégénéré en affrontement ouverts l'été dernier. Elles se sont d'abord manifestées par des expulsions et l'occupation de terrains appartenant pour la plupart à des minorités ethniques (ouzbeks et turcs meshkètes). Puis les émeutes sanglantes qui ont enflammé Osh au mois de juin et ont particulièrement frappé les ouzbeks ont achevé de briser la confiance intercommunautaire, même s'il est aujourd'hui clair que les troubles étaient organisés et qu'en de nombreuses occasions, des ouzbeks ont été secourus et protégés par leurs voisins kirghizes. Aujourd'hui, les tensions s'illustrent encore par des affrontements sporadiques et une méfiance réciproque entre communautés.

Plus vivace au Sud qu'au Nord, le sentiment anti-ouzbek est plus présent au sein de la jeunesse qui s'avère moins sensible que d'autres secteurs de la population aux appels à la réconciliation. A cela s'ajoutent des tensions réelles entre kirghizes du Nord et du Sud, ces derniers ayant été maintenus à l'écart du pouvoir exception faite de la présidence de Bakiyev. Le fossé est aujourd'hui si profond que certains s'interrogent sur la possibilité d'une partition du pays en deux États réunis au sein d'une fédération.


Vers l'embrasement du Ferghana?

Les élections du 10 octobre sont un scrutin à haut risque. Nombre de partis d'opposition se sont en effet dotés de sections de jeunesse, qui servent de gros bras si le besoin s'en fait sentir. En cas de résultat contesté ou serré, il n'est pas impossible que les perdants en fassent usage pour provoquer des troubles Cela ne manquerait de creuser encore plus la fracture nord-sud au sein du pays, un antagonisme qui n'est pas sans rappeler les prémices de la guerre civile au Tadjikistan. Par ailleurs, la poursuite des exactions contre les ouzbeks pourrait pousser ces derniers à l'action violente, soit en mettant sur pieds des formations paramilitaires, soit en se tournant vers le MIO (Mouvement Islamique d'Ouzbékistan), qui accepterait d'autant plus d'aider les ouzbeks du Kirghizistan qu'il voit dans les régions ouzbèkes du pays de possibles sanctuaires pour déstabiliser à terme toute la vallée du Ferghana. La possibilité que les ouzbeks prennent les armes est d'autant plus réelle qu'il existe dans plusieurs pays, dont l'Arabie Saoudite, une diaspora ouzbèke qui dispose de moyens suffisants pour aider ses congénères restés en Asie Centrale.

Reste à espérer que l'audience des appels à la haine et des partis nationaliste reste limitée, et que la crainte d'une réaction féroce de Moscou visant à préserver ses intérêts et ses ressortissants dans le pays refroidisse les plus fervents partisans de l'affrontement interethnique. De plus, parallèlement aux appels à la réconciliation entre ethnies, le gouvernement s'est lancé dans une campagne d'amnistie des officiels soupçonnés de détournement de fonds, sous réserve qu'ils réintègrent les sommes détournées.

mardi 14 septembre 2010

Un "canal de la paix" pour l'Asie Centrale?


Alors que les incendies reprenaient en Russie, un sommet portant sur la coopération transfrontalière réunissait le 7 septembre à Oust-Kamenogorsk les présidents russes et kazakhs. A cette occasion, le président kazakh Nursultan Nazarbaiev a suggéré de lutter contre la pénurie d'eau, l'une des cause des incendies de cet été, en réactivant l'un des projets pharaoniques de la défunte URSS. Abandonné à la faveur de la Perestroïka, ledit projet prévoyait de dériver une partie des fleuves sibériens qui se jettent dans l'océan arctique vers le sud.

Le président Dmitri Medvedev, bien qu'il ait déclaré n'écarter aucune solution a priori, a laissé entendre qu'il était davantage favorable à une réfection du réseau hydrique hérité de l'ère soviétique, qui souffre depuis la chute de l'URSS d'un réel manque d'entretien. Par ailleurs, une gestion plus consensuelle des ressources hydriques de la région, aujourd'hui bloquée par de nombreux conflits entre États nouvellement indépendants, contribuerait aussi à la réduction des problèmes posés par la pénurie dans la région.

Prométhée en Sibérie: genèse d'un projet avorté

Les études de faisabilité commencent sur ordre du Comité Central en 1968. Elles portent sur deux projet, l'un situé dans la partie européenne de l'URSS, l'autre en Sibérie du sud et en Asie Centrale, qui visent à rééquilibrer la distribution des ressources hydriques en URSS .

Dans la partie européenne de l'URSS, il est prévu de transférer annuellement, dans un premier temps, 19 km3 depuis le lac Onega et plusieurs cours d'eau de la Sibérie occidentale vers la Volga ou son affluent, la Kama. Cette dérivation constitue la partie la moins problématique du plan, avec un coût était évalué à environ 4 milliards de dollars  en 1982.

La dérivation des cours d'eau de Sibérie centrale (7% du débit annuel est concerné) est en revanche plus problématique. La première phase du projet prévoit de transférer annuellement 27 km3 depuis l'Ob et son affluent l'Iritch. Un canal de 2500 km partant de la jonction entre les deux cours d'eau doit acheminer l'eau vers l'Amou-Daria et le Syr-Daria. En raison des variations saisonnières de débit, les prélèvements auraient dû être effectués dans l'Ob et le cours inférieur de l'Iritch pendant les basses eaux, entre septembre et avril, et dans le cours médian et supérieur de l'Iritch le reste du temps. Le projet était alors évalué à 53 milliards de dollars, construction des infrastructures de distribution et d'irrigation comprise. La seconde phase du projet prévoyait de porter le volume d'eau détourné à 60 km3 en accroissant les capacités de pompage et de transfert du canal.

Le coût du programme tient aux nombreuses contraintes techniques posées par le relief. En effet, de nombreux barrages et stations de pompage auraient été nécessaires pour transférer l'eau depuis le cours inférieur de l'Iritch vers un réservoir à proximité de Tobolsk, et de là vers le canal Sibaral. Cependant, en dépit des difficultés, le programme est sérieusement envisagé. En détournant des eaux autrement perdues dans les zones peu peuplées de la Sibérie ou dans l'océan arctique, il permettrait de réduire le stress hydrique de la Sibérie du sud et de l'Asie Centrale. Ces zones fortement peuplées disposent de sols propices à l'agriculture qu'un apport d'eau supplémentaire permettrait d'irriguer plus largement (certaines sources avancent le chiffre de 4 millions d'hectares). De plus, un apport d'eau supplémentaire contribuerait à rétablir l'équilibre hydrique de la mer d'Aral, dont le destin est aujourd'hui largement connu. Cette mer fermée est en effet tributaire de l'Amou-Daria et du Syr-Daria, fleuves massivement ponctionnés pour les besoins de la culture du coton.

Carte du tracé du Sibaral.
Source: http://www.schiffundtechnik.com

Ce projet provoque cependant très vite scepticisme et opposition, et donne lieu à un débat aussi long et intense qu'inhabituel dans l'URSS pré-glasnost. En dehors des coûts financiers, jugés sous-évalués ou impossibles à amortir dans un temps raisonnable, les détracteurs du projet avancent de nombreux arguments d'ordre technique et écologique. D'une part, les prélèvements massifs menacent à la foi les activités piscicoles le long de l'Ob en Sibérie et les marais du Grand Nord. L'assèchement de ces marais aurait par ailleurs accru les risques d'incendies dans une région d'exploitation d'hydrocarbures (gaz et pétrole). D'autre part, 25 à 50% des eaux auraient été perdues par infiltration ou évaporation, sans parler de l'énergie nécessaire pour inverser le cours de l'Iritch. Enfin, l'apport massif d'eau ne peut seul résoudre la pénurie qui frappe l'Asie Centrale soviétique, alors qu'une utilisation plus efficace des ressources régionales permettrait par d'importantes économies de réduire le stress hydrique. Certaines méthodes d'irrigation pratiquées depuis des millénaires au Turkestan, en Iran et en Afghanistan pourraient d'ailleurs inspirer utilement les ingénieurs d'aujourd'hui.

Dès le début de la glasnost, ce débat est l'un des premiers portés sur la scène publique (l'écologie est l'un des premiers domaines où la censure se relâche significativement). L'abandon officiel du projet en 1986 est perçu comme la première victoire de la « société civile » contre une bureaucratie sourde et figée sur la défense de ses intérêts et des subventions attribuées aux organismes en charge du projet.

Implications du projet aujourd'hui

Il n'est pas étonnant que l'initiative d'une telle relance du Sibaral vienne d'un dirigeant d'Asie Centrale. A l'époque soviétique, le projet faisait en effet l'unanimité dans les républiques de cette région. L'opinion russe est quand à elle plus divisée. Les associations et experts écologistes russes sont bien évidemment opposé à ce que l'on répète le « crime du siècle », en référence à la tragédie de la mer d'Aral. Certains cercles du pouvoir sont cependant mieux disposés vis-à-vis du projet. Iouri Loujkov, maire de Moscou et proche de Vladimir Poutine ne fait pas mystère de son appui à un tel projet, tout comme certains hauts responsables de l'époque chargés de sa réalisation. L'amélioration de la situation hydrique pourrait selon ce dernier, en stimulant l'agriculture et l'économie de la région, contribuer à stabiliser l'Asie Centrale et à y combattre le « radicalisme islamique » et le « terrorisme ». Plus important, les républiques centre-asiatiques bordant la mer d'Aral (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan) verraient leur dépendance vis-à-vis de Moscou renforcée. Enfin, un apport d'eau supplémentaire contribuerait à réduire le risque d'incendies.

Un tel projet est donc porteur d'opportunités politiques pour la Russie. Cependant, son coût prohibitif pourrait contribuer à l'enterrer avant même qu'il ne soit entamé. A moins bien sûr que la Chine, par ailleurs intéressée par l'achat d'hydroélectricité depuis le Tadjikistan et le Kirghizistan, ne mette la main à la poche pour financer un projet qui n'est pas sans rappeler le détournement du Yangtzé sur son propre territoire. L'importation d'eau depuis la Sibérie lui permettrait en effet de poursuivre ses projets énergétiques dans le Tian Shan sans pour autant provoquer de grave crise régionale.

Quoiqu'il en soit, on ne saurait que trop suggérer au président kazakh de considérer également une réfection des infrastructures existantes, solution à la fois plus économe et susceptible d'éviter quelques désagréments...
 Crédits: Libération

lundi 30 août 2010

Lumière sur un conflit oublié: les Basmatchis

Une rencontre entre plénipotentiaires soviétiques et des basmatchis.
Crédits: ferghana.ru 

    La Guerre Civile Russe, qui suit la révolution d'Octobre 1917 et se termine sur la victoire définitive de Lénine et des bolcheviques, demeure dans son ensemble méconnue en Occident, et relativement peu étudiée dans les écoles militaires russes. En effet, formatée par l'expérience traumatique de la Seconde Guerre Mondiale, également appelée « Grande Guerre Patriotique » (Velikaya Otetchestvenaya Voïna), l'Armée Rouge a centré sa formation et sa doctrine sur la guerre de haute intensité et les gros bataillons. Une focalisation qui explique aussi bien la tendance des forces armées russes à l'oubli de leurs expériences de la guerre asymétrique, que la difficulté que présente la réforme militaire initiée par le président Dmitri Medvedev.

La liquidation des Basmachis en Asie Centrale alors sous souveraineté soviétique n'en demeure pas moins une campagne de pacification réussie contre un adversaire déstabilisant qui a longtemps damé le pion à la jeune Armée Rouge. Si cette dernière a tant peiné à ramener la zone sous le contrôle de Moscou, c'est qu'elle a oublié leçons tirées lors de la conquête de ces territoires par les armées du Tzar. Ironiquement, les soviétiques oublièrent également les leçons de ce conflit, et durent passer par un douloureux processus d'apprentissage par l'échec une fois en Afghanistan.

Même si comparaison n'est pas raison, les similitudes entre les deux conflits étaient à l'époque réelles. L'Armée Rouge affrontait dans un cas comme dans l'autre un adversaire refusant la bataille décisive, connaissant suffisamment le milieu physique et humain pour s'y fondre, s'y mouvoir et en tirer soutien et recrues. Les Russes combattaient par ailleurs, dans les deux cas, dans une région arriérée économiquement (industrie inexistante, prédominance de l'agriculture), où les routes et les infrastructures étaient rares, et où le relief difficile était un véritable calvaire pour une armée moderne dotée d'artillerie et de moyens lourds. Enfin, les deux rébellions était motivée par la religion, et plus spécifiquement par les attaques du régime communiste contre les institutions religieuses (impiété ostentatoire des dirigeants, persécution des clercs, profanations et fermeture de mosquées, de madrassas, etc...), alors même qu'un Islam particulièrement rigoriste imprégnait l'écrasante majorité de la population.

L'intérêt de ce conflit pour les forces armées d'aujourd'hui réside dans plusieurs points. Tout d'abord, il constitue une expérience de pacification réussie en Asie Centrale, contre un adversaire asymétrique employant une rhétorique religieuse. Ensuite, l'Afghanistan et le sud du Turkestan russe de l'époque présentent des similitudes topographiques qui n'ont pas évolué depuis cette époque. Par ailleurs, certaines mesures d'ordre économique et politique mises en place par les soviétiques pendant leur campagne (réfection des canaux d'irrigation, des routes, rétablissement des services postaux) peuvent aujourd'hui être transposées au théâtre afghan. Enfin, l'étude de ce conflit permet d'en apprendre plus sur ce que l'on pourrait appeler l'école russe de la pacification, que l'on peut faire remonter à l'affirmation de la Moscovie au XVIème siècle.

Naturellement, certains aspects de l'expérience soviétique ne sont pas récupérable. La politique visant à prendre des otages (généralement les parents ou les proches de chefs basmachi connus) n'est pas reproductible en l'état actuel des choses par l'Armée Française. Par ailleurs, les soviétiques considéraient l'Asie Centrale comme leur territoire métropolitain, et les ressources qu'ils ont consenti à investir pour le conserver en attestent. Enfin, et c'est peut-être le plus important, l'objectif des bolcheviques n'a jamais été le simple maintien du calme ou du statu quo pour exploiter les ressources de la région, comme ce fut le cas sous le règne des tzars. Dès le début, l'ambition de Moscou a été de soviétiser la région, d'où les attaques contre les institutions religieuses et les autorités traditionnelles, parfois interrompues mais invariablement reprises, ainsi que l'ambitieux programme d'éducation mis en place à destination des jeunes et surtout des femmes.

lundi 23 août 2010

La Russie bientôt de retour au Royaume de l'Insolence?


Bien que toujours affectée par des problèmes récents (conséquences de la crise économique mondiale, sécheresse et incendies meurtriers) comme anciens (corruption endémique et instabilité dans le Caucase), la Russie est depuis plusieurs années décidée à récupérer un peu du poids et du prestige de la défunte URSS. Entre autres choses, elle a prouvé qu'elle conservait de réelles capacités militaires ainsi que la détermination de les utiliser si cela s'avérait nécessaire lors du conflit qui l'a opposé à la Géorgie en 2008. Dans la foulée, elle a réussi à maintenir une présence militaire en Ukraine et en Arménie, ce qui n'était pas gagné d'avance vu la manière dont une partie importante de l'opinion de ces pays juge la présence militaire russe. Par ailleurs, le rôle de la Russie dans l'éviction de Bakiyev au Kirghizistan démontre qu'il ne faut pas jouer au plus fin avec Moscou (Bakiyev avait alors encaissé une importante aide russe contre promesse d'expulser les américains de Manas, ce qu'il n'a pas fait). Enfin, dernier événement en date, l'union douanière regroupant Russie, Biélorussie et Kazakhstan est entrée en vigueur le 1er janvier dernier et marque un retour un peu plus poussé de Moscou dans son pré carré.

Cependant, le Kremlin s'est récemment tourné vers une région porteuse pour la Russie de souvenirs désagréables, l'Afghanistan et ses voisins. Faisant suite à plusieurs rencontres bilatérales entre le président russe et ses homologues étrangers, un sommet réunissant les chefs d'État de la Russie, du Tadjikistan, de l'Afghanistan et du Pakistan s'est tenu à Sochi le mercredi 18 août. Les pays invités ne sont pas sans rappeler le « Grand Jeu » russo-britannique du XXème siècle, et il a bien été question d'un engagement plus poussé de la Russie dans la stabilisation de l'Afghanistan, ainsi que d'intégration et de partenariats économiques (plusieurs projets concrets ont même été mentionnés dans la déclaration finale).

Nature et portée de l'implication russe

L'aventure militaire soviétique au « Royaume de l'Insolence » est encore trop fraîche pour que Moscou envoie le moindre soldat dans le pays, néanmoins la situation est telle que le Kremlin ne peut contempler les bras croisés l'Afghanistan s'enfoncer dans le chaos (même si rien ne l'empêche d'extorquer à l'OTAN quelques concessions en échange de sa coopération). Le risque de déstabilisation de l'Asie Centrale et les effets dévastateurs de l'héroïne bon marché ne valent pas l'humiliation des Américains. Moscou autorise déjà le transit par voie ferré du ravitaillement occidental vers le nord du pays, mais pourrait bien s'impliquer directement en Afghanistan.

L'assistance russe pourrait donc prendre la forme de la livraison d'une vingtaine d'hélicoptères supplémentaires (sous réserve que ceux-ci soient payés par les Afghans avec des dollars probablement américains), ainsi que d'armes légères et la formation des troupes afghanes, sous les mêmes conditions. Étant donné le type d'adversaire que combat l'Armée Nationale Afghane (ANA), l'environnement ainsi que ses moyens humains et financiers, on comprend l'attrait que présente le matériel russe. Robuste, simple d'emploi et d'entretien, raisonnablement onéreux à l'achat, il est aussi parfois mieux adapté que certains équipements occidentaux à la lutte contre l'insurrection.

Parallèlement, si l'on en croit les déclarations du président Medvedev, la Russie serait également en négociations pour plusieurs contrats d'une valeur d'environ 1 milliard de dollars portant sur la réfection d'infrastructures construites par les soviétiques, notamment des centrales hydrauliques, des systèmes d'irrigation et des puits. Le ministre des affaires étrangères, Serguei Lavrov, a quand à lui laissé entendre que la Russie pourrait participer à la construction d'infrastructures électriques qui, une fois achevées, permettrait d'alimenter le Pakistan, confronté à une pénurie d'énergie, avec les surplus produits par le Tadjikistan. (Un autre article détaillant les projets chinois en la matière est disponible ici).

La route des Indes, encore et toujours?

Ce projet qui semble avoir l'appui de la Russie ignore le territoire chinois, ce qui nous rappelle que les deux « partenaires » fondateurs de l'OCS entretiennent une relation de plus en plus difficile. En effet, vue de Moscou, la Chine est utile pour faire contrepoids à Washington. Mais la montée en puissance de l'Armée Populaire de Libération et de l'industrie militaire chinoise, combinée aux ambitions (et aux avancées) de moins en moins masquées de la République Populaire dans l'Asie Centrale ex-soviétique font grincer des dents au Kremlin. De son côté, l'Inde, rival tout désigné de l'Empire du Milieu, entretient depuis longtemps de bonnes relations avec Moscou et équipe son armée avec du matérielle russe. Challenger du puissant adversaire de Moscou, aujourd'hui en retard pour ce qui est du développement industriel et de la recherche de matières premières à l'étranger (la Chine mène largement dans ce domaine), New Dehli peut cependant compter sur une population relativement jeune, qui contraste avec un relatif vieillissement chinois. Le calcul de la Russie de se rapprocher de l'Inde notamment par la coopération militaire est visiblement pensé à l'aune de ces réalités.