mardi 14 septembre 2010

Un "canal de la paix" pour l'Asie Centrale?


Alors que les incendies reprenaient en Russie, un sommet portant sur la coopération transfrontalière réunissait le 7 septembre à Oust-Kamenogorsk les présidents russes et kazakhs. A cette occasion, le président kazakh Nursultan Nazarbaiev a suggéré de lutter contre la pénurie d'eau, l'une des cause des incendies de cet été, en réactivant l'un des projets pharaoniques de la défunte URSS. Abandonné à la faveur de la Perestroïka, ledit projet prévoyait de dériver une partie des fleuves sibériens qui se jettent dans l'océan arctique vers le sud.

Le président Dmitri Medvedev, bien qu'il ait déclaré n'écarter aucune solution a priori, a laissé entendre qu'il était davantage favorable à une réfection du réseau hydrique hérité de l'ère soviétique, qui souffre depuis la chute de l'URSS d'un réel manque d'entretien. Par ailleurs, une gestion plus consensuelle des ressources hydriques de la région, aujourd'hui bloquée par de nombreux conflits entre États nouvellement indépendants, contribuerait aussi à la réduction des problèmes posés par la pénurie dans la région.

Prométhée en Sibérie: genèse d'un projet avorté

Les études de faisabilité commencent sur ordre du Comité Central en 1968. Elles portent sur deux projet, l'un situé dans la partie européenne de l'URSS, l'autre en Sibérie du sud et en Asie Centrale, qui visent à rééquilibrer la distribution des ressources hydriques en URSS .

Dans la partie européenne de l'URSS, il est prévu de transférer annuellement, dans un premier temps, 19 km3 depuis le lac Onega et plusieurs cours d'eau de la Sibérie occidentale vers la Volga ou son affluent, la Kama. Cette dérivation constitue la partie la moins problématique du plan, avec un coût était évalué à environ 4 milliards de dollars  en 1982.

La dérivation des cours d'eau de Sibérie centrale (7% du débit annuel est concerné) est en revanche plus problématique. La première phase du projet prévoit de transférer annuellement 27 km3 depuis l'Ob et son affluent l'Iritch. Un canal de 2500 km partant de la jonction entre les deux cours d'eau doit acheminer l'eau vers l'Amou-Daria et le Syr-Daria. En raison des variations saisonnières de débit, les prélèvements auraient dû être effectués dans l'Ob et le cours inférieur de l'Iritch pendant les basses eaux, entre septembre et avril, et dans le cours médian et supérieur de l'Iritch le reste du temps. Le projet était alors évalué à 53 milliards de dollars, construction des infrastructures de distribution et d'irrigation comprise. La seconde phase du projet prévoyait de porter le volume d'eau détourné à 60 km3 en accroissant les capacités de pompage et de transfert du canal.

Le coût du programme tient aux nombreuses contraintes techniques posées par le relief. En effet, de nombreux barrages et stations de pompage auraient été nécessaires pour transférer l'eau depuis le cours inférieur de l'Iritch vers un réservoir à proximité de Tobolsk, et de là vers le canal Sibaral. Cependant, en dépit des difficultés, le programme est sérieusement envisagé. En détournant des eaux autrement perdues dans les zones peu peuplées de la Sibérie ou dans l'océan arctique, il permettrait de réduire le stress hydrique de la Sibérie du sud et de l'Asie Centrale. Ces zones fortement peuplées disposent de sols propices à l'agriculture qu'un apport d'eau supplémentaire permettrait d'irriguer plus largement (certaines sources avancent le chiffre de 4 millions d'hectares). De plus, un apport d'eau supplémentaire contribuerait à rétablir l'équilibre hydrique de la mer d'Aral, dont le destin est aujourd'hui largement connu. Cette mer fermée est en effet tributaire de l'Amou-Daria et du Syr-Daria, fleuves massivement ponctionnés pour les besoins de la culture du coton.

Carte du tracé du Sibaral.
Source: http://www.schiffundtechnik.com

Ce projet provoque cependant très vite scepticisme et opposition, et donne lieu à un débat aussi long et intense qu'inhabituel dans l'URSS pré-glasnost. En dehors des coûts financiers, jugés sous-évalués ou impossibles à amortir dans un temps raisonnable, les détracteurs du projet avancent de nombreux arguments d'ordre technique et écologique. D'une part, les prélèvements massifs menacent à la foi les activités piscicoles le long de l'Ob en Sibérie et les marais du Grand Nord. L'assèchement de ces marais aurait par ailleurs accru les risques d'incendies dans une région d'exploitation d'hydrocarbures (gaz et pétrole). D'autre part, 25 à 50% des eaux auraient été perdues par infiltration ou évaporation, sans parler de l'énergie nécessaire pour inverser le cours de l'Iritch. Enfin, l'apport massif d'eau ne peut seul résoudre la pénurie qui frappe l'Asie Centrale soviétique, alors qu'une utilisation plus efficace des ressources régionales permettrait par d'importantes économies de réduire le stress hydrique. Certaines méthodes d'irrigation pratiquées depuis des millénaires au Turkestan, en Iran et en Afghanistan pourraient d'ailleurs inspirer utilement les ingénieurs d'aujourd'hui.

Dès le début de la glasnost, ce débat est l'un des premiers portés sur la scène publique (l'écologie est l'un des premiers domaines où la censure se relâche significativement). L'abandon officiel du projet en 1986 est perçu comme la première victoire de la « société civile » contre une bureaucratie sourde et figée sur la défense de ses intérêts et des subventions attribuées aux organismes en charge du projet.

Implications du projet aujourd'hui

Il n'est pas étonnant que l'initiative d'une telle relance du Sibaral vienne d'un dirigeant d'Asie Centrale. A l'époque soviétique, le projet faisait en effet l'unanimité dans les républiques de cette région. L'opinion russe est quand à elle plus divisée. Les associations et experts écologistes russes sont bien évidemment opposé à ce que l'on répète le « crime du siècle », en référence à la tragédie de la mer d'Aral. Certains cercles du pouvoir sont cependant mieux disposés vis-à-vis du projet. Iouri Loujkov, maire de Moscou et proche de Vladimir Poutine ne fait pas mystère de son appui à un tel projet, tout comme certains hauts responsables de l'époque chargés de sa réalisation. L'amélioration de la situation hydrique pourrait selon ce dernier, en stimulant l'agriculture et l'économie de la région, contribuer à stabiliser l'Asie Centrale et à y combattre le « radicalisme islamique » et le « terrorisme ». Plus important, les républiques centre-asiatiques bordant la mer d'Aral (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan) verraient leur dépendance vis-à-vis de Moscou renforcée. Enfin, un apport d'eau supplémentaire contribuerait à réduire le risque d'incendies.

Un tel projet est donc porteur d'opportunités politiques pour la Russie. Cependant, son coût prohibitif pourrait contribuer à l'enterrer avant même qu'il ne soit entamé. A moins bien sûr que la Chine, par ailleurs intéressée par l'achat d'hydroélectricité depuis le Tadjikistan et le Kirghizistan, ne mette la main à la poche pour financer un projet qui n'est pas sans rappeler le détournement du Yangtzé sur son propre territoire. L'importation d'eau depuis la Sibérie lui permettrait en effet de poursuivre ses projets énergétiques dans le Tian Shan sans pour autant provoquer de grave crise régionale.

Quoiqu'il en soit, on ne saurait que trop suggérer au président kazakh de considérer également une réfection des infrastructures existantes, solution à la fois plus économe et susceptible d'éviter quelques désagréments...
 Crédits: Libération

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