Le 19 septembre dernier, une embuscade entretemps revendiquée par un groupe se réclamant d'Al Qaeda entraînait la mort de 28 soldats tadjiks (selon les chiffres officiels) dans la gorge de Kamarob. Localisée dans le centre du pays, cette zone fut pendant la guerre civile qui secoua le pays entre 1992 et 1997 un bastion de la guérilla islamiste. D'après des sources officielles, des combattants étrangers auraient pris part à l'embuscade. Cet accrochage meurtrier succède à plusieurs évènements inquiétant, signes d'une situation sécuritaire détériorée dans le pays, et est pris très au sérieux par les autorités du pays. En réaction, les forces de sécurité tadjikes ont lancé une opération de ratissage afin de retrouver les auteurs de l'attaque, tandis qu'une déclaration antérieure (2 août) du chef des forces parachutistes russes laisse entendre que Moscou suit avec attention l'évolution de la situation dans le pays.
Le Tadjikistan de nouveau en guerre?
La détérioration de la situation sécuritaire au Tadjikistan n'est ni nouvelle, ni surprenante. Déjà, lors des offensives de l'armée pakistanaise contre les Taliban en 2009, on craignait qu'une partie des combattants islamistes chassés de leurs sanctuaires ne remontent vers le Nord de l'Afghanistan. En particulier, des éléments du Mouvement Islamique d'Ouzbékistant (MIO) ayant combattu la Coalition aux côté des Taliban afghans s'étaient rapprochés du sud du Tadjikistan, qu'ils avaient par le passé utilisé comme sanctuaire pour lancer des opérations en Ouzbékistan voisin.
Ces craintes se sont matérialisées dès le 23 août 2010, lorsque plusieurs détenus (pour la plupart non-tadjiks) se sont échappé de façon spectaculaire d'une prison de haute sécurité. Deux semaines plus tard, le 3 septembre, un attentat suicide visait un poste de milice à Khodjent, puis un autre frappait une boîte de nuit à Doushanbé le 6 septembre. Enfin, un accrochage a eu lieu entre taliban afghans et soldats tadjiks le 11 septembre, suivi par l'embuscade meurtrière du 19.
La menace croissante que font peser les Taliban et autres insurgés venus d'Afghanistan sur le Tadjikistan n'est cependant pas la seule, et doit plus être considérée comme un catalyseur potentiel des autres risques attachés au pays. En effet, depuis la fin de la guerre civile en 1997, une répression politique croissante, l'inefficacité d'un État gangrené par la corruption et une série de catastrophes exogènes concourent à déstabiliser le pays.
Des accords de paix de 1997 à aujourd'hui: « bilan globalement positif »?
Les accords de paix de 1997 mettent fin à la guerre civile au Tadjikistan, qui oppose l'ancienne élite communiste issue de l'ouest du pays (Khodjent et Kouliab) à l'Opposition Tadjike Unie (OTU), regroupant des secteurs de la population sous-représentés originaires de l'est (régions de Garm et du Gorno Badakshan) et dans laquelle le Parti de la Renaissance Islamique (PRI) tient un rôle important, tant militaire que politique. Ce dernier devient le premier parti ouvertement islamique en Asie Centrale à être toléré par les autorités et à siéger au Parlement. Cependant, le président Emomali Rakhmonov n'a eu de cesse, depuis lors, que de marginaliser toute forme d'opposition. Le PRI a aujourd'hui pratiquement disparu du parlement. Par ailleurs, l'État traque aujourd'hui les anciens combattants de l'opposition qui ont été intégrés aux organes de sécurité, et se livre à des arrestations visant d'anciens combattants de l'OTU dans les régions du Sud, sous couvert d'opérations antidrogue. Enfin, comme dans le reste de l'Asie Centrale, la répression qui touche le Hizb ut Tahrir fait craindre qu'une partie des membres (essentiellement ouzbeks) de ce parti fondamentaliste non-violent ne rejoignent des formations prônant la lutte armée.
A la répression de toute opposition par l'Etat s'ajoute la corruption de ce dernier. L'efficacité et l'impartialité des forces de sécurité sont gravement affectées par le népotisme en vigueur, la loyauté au président Rakhmonov plutôt que la compétence tenant lieu de facteur de sélection. Il en va de même avec le système judiciaire, jugé corrompu ou inefficace par une population qui a de plus en plus recours à l'arbitrage des religieux pour régler les divorces et litiges civils courants. Enfin, les responsables politiques et administratifs n'hésitent pas à abuser de leur position pour s'enrichir personnellement. A titre d'exemple, une mystérieuse compagnie, enregistrée dans un paradis fiscal et dont l'identité des propriétaires demeure inconnue, a récemment installé plusieurs péages le long de la route reliant Douchanbé à Khodjent, la seconde ville du pays localisée dans le Ferghana. Les habitants, commerçants et commerçants de la région, contraints de payer une somme relativement importante à chaque passage par la seule voie disponible, sont persuadés que les propriétaires de la compagnie et les officiels qui l'ont autorisé à opérer sur cette artère ne font qu'un...
Des impondérables tels que la pénurie d'énergie (qui résulte à la fois de l'état déplorable du réseau électrique et des coupures opérées par l'Ouzbékistan), de mauvaises récoltes et la crise économique ne font rien pour améliorer la situation. La crise affecte d'autant plus le pays que les travailleurs émigrés (en Russie, notamment), qui fournissent une partie importante du revenu national, sont les plus touchés par la crise dans leurs pays d'accueil et ne peuvent plus envoyer autant d'argent qu'auparavant, si tenté qu'ils le puissent toujours. L'accroissement de l'activité insurgée dans le nord de l'Afghanistan et la criminalisation de la société qu'entraîne le transit et la vente de drogue sont également un problème.
OTAN, Chine et Russie face au débordement du chaos afghan
L'accumulation de tous ces facteurs de déstabilisation ne laisse rien présager de bon, surtout avec l'arrivée de combattants islamistes endurcis dans la région. Les forces de sécurité tadjikes, de piètre qualité, ne semblent pas capable de faire face à des moudjahiddines qui ont l'expérience du feu face à l'armée pakistanaise ou aux troupes de l'OTAN. Il existe également un risque non négligeable que la population appauvrie par la conjoncture économique ou excédée par l'incurie de l'État se tourne vers les insurgés islamistes ou les groupes mafieux, y compris pour des raisons davantage financières qu'idéologiques. Les ouzbeks du nord du pays, au sein desquels le MIO possède déjà un appui certain, sont particulièrement perméables à la pénétration par des groupes islamistes violents (rappelons que le MIO a été fondé au Tadjikistan par des vétérans ouzbeks de la guerre civile).
Alors que la stabilité du Kirghizistan est déjà largement compromise, la déstabilisation durable du Tadjikistan est bien la dernière chose dont ont besoin les différentes puissances présentes dans la région. L'OTAN, d'une part, n'a aucune envie de voir le NDN mis en danger par une guérilla islamiste hors d'Afghanistan. La Chine, ensuite, ne pourra rester de marbre étant donné les risques de débordement sur sa propre province du Sin-Kiang, plutôt remuante ces derniers temps. Enfin, la Russie ne peut laisser le Kirghizistan et le Tadjikistan basculer dans l'anarchie. Une telle situation permettrait en effet aux trafiquants de drogue d'opérer librement entre les frontières afghane et kazakhe. Confrontée à un problème grandissant d'addiction à l'héroïne au sein de sa population, la Russie ne peut se permettre que des tonnes d'héroïne arrivent librement à la frontière kazakhe qui est loin d'être étanche, alors même que l'entrée en vigueur d'une union douanière avec le Kazakhstan devrait intervenir prochainement.