mercredi 16 juin 2010

Instabilité au Kirghizistan: prélude à la guerre civile ou feu de paille?

L'évolution de la situation au Sud du Kirghizistan est actuellement une source de préoccupation pour de nombreuses personnes. Les violences ont déjà fait près de 100  morts, environ 1500 blessés, et entraîné la fuite de près de 80.000 (certaines sources avancent le chiffre de 200.000 ou 300.000) ouzbeks du Kirghizistan. Face à l'aggravation des troubles, le gouvernement kirghize a demandé l'intervention des troupes russes, demande qui a jusqu'à présent fait l'objet d'un refus poli. Néanmoins, si le gouvernement provisoire s'avérait malgré tout incapable de rétablir l'ordre, la question de l'intervention de forces étrangères (troupes russes en tête) devra être posée.

Haines anciennes, vigueur nouvelle

Osh est aujourd'hui le théâtre d'affrontements sanglants et d'attaques principalement dirigées contre la communauté ouzbèke du pays. De nombreux ouzbeks ont d'ailleurs déjà fui le pays, alors que ceux encore présents en ville se barricadent pour échapper aux pogroms, hésitant même à se déplacer pour se rendre dans les hôpitaux ou se procurer des produits de première nécessité. Plusieurs incendies ont également été allumés par des bandes armées qui empêchent les pompiers d'intervenir.

Il est aujourd'hui clair que les troubles sont fomentés par des éléments liés aux groupes mafieux, très puissants dans la région, et qui profitent de l'alternance politique violente pour régler leurs comptes. L'assassinat d'un important malfaiteur (Aïbek Mirsidikov, dit « Aïbek le Noir ») serait d'ailleurs un des éléments déclencheurs de cette vague de violence. Mais d'aucuns soupçonnent qu'elle soit en fait « téléguidée » par des forces extérieures utilisant les organisations mafieuses comme de simples relais. Cela n'est pas sans rappeler les saisies de propriétés foncières ayant eu lieu dès la déchéance de Bakiyev, une partie au moins de ces « réquisitions » étant l'œuvre de groupes violents et bien organisés. Le but le plus évident des fauteurs de troubles semble être de perturber la tenue du référendum visant à adopter une nouvelle constitution, prévu le 27 juin.

Les tensions entre ouzbeks et kirghizes, principalement dans la Vallée du Ferghana, n'ont que rarement débouchés sur des violences d'une telle ampleur (hormis les sanglantes émeutes de 1990), bien qu'elles soient fortes et anciennes. Plusieurs problèmes persistants demeurent en effet facteurs de heurts potentiels entre communautés. D'une part, la prise en compte institutionnelle du fait minoritaire (statut de l'Ouzbek, quotas d'ouzbeks dans les administrations et les instances représentatives, recensement et statistiques officielles) est jugée par certains très insuffisante. D'autre part, les nombreux commerçants ouzbeks de la vallée sont extrêmement vulnérables aux tentatives d'extorsions d'officiels et de fonctionnaires pour la plupart kirghizes. Enfin, le tableau ne serait pas complet sans la question de l'accès à la terre, déjà abordé dans un précédent article.

Les affrontements ont également des conséquences en dehors de la seule sphère sécuritaire. Le ravitaillement de la ville en biens et services de base est en effet interrompu, ce qui entraîne une dégradation rapide de la situation humanitaire et des pénuries. En dehors d'Osh, l'exode massif à destination des zones de la Vallée du Ferghana situées en Ouzbékistan est également un sujet d'inquiétude, tant la surpopulation et la pression foncière sont élevées dans ces régions.
 
Face à la dégradation de la situation, le gouvernement provisoire semble jusqu'ici impuissant et la police anti-émeute insuffisamment équipée ou nombreuse pour s'interposer efficacement. Alors que les  forces de l'ordre convergent vers le Sud du pays laissant le Nord vulnérable, la présidente par intérim a ordonné la mobilisation partielle des forces armées et appelé les troupes russes à l'aide. Parallèlement, plusieurs appels similaires à des organisations supranationales (ONU en tête) ont été lancés par divers acteurs non-étatiques.
Des forces de l'ordre Kirghizes en patrouille dans Osh.
(Crédits: REUTERS/lemonde.fr)

Vers une intervention militaire directe de la Russie?

Jusqu'à présent, les pays voisins et les puissances ayant des intérêts dans la zone ont refusé de s'impliquer autrement que par l'envoi d'une assistance humanitaire. Alors que la Russie, suivie par l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) a pour l'instant refusé de s'impliquer, les États-Unis semblent peu pressés d'étirer davantage leur outil militaire déjà très sollicité. L'Organisation de Coopération de Shangaï (OCS), réunie en sommet à Tachkent le 11 juin, n'a pas non plus fait mine de vouloir s'engager activement au Kirghizistan.

Une intervention directe de forces militaires étrangères dans le pays afin d'y rétablir l'ordre ne peut cependant être exclue ou indéfiniment repoussée. Beaucoup d'États ne peuvent en effet tolérer la persistance du désordre dans la région. En premier lieu, l'Ouzbékistan, à la fois inquiet que le chaos permette à des groupes islamistes (MIO en tête) de jouir d'un refuge et que l'afflux de réfugiés ne complique encore plus la situation dans le Ferghana ouzbek, déjà surpeuplé. De même, les États-Unis et les nations engagées en Afghanistan ne peuvent rester de marbre face à la présence d'un foyer d'instabilité qui menace à terme leur logistique, alors même que la reconquête du Sud afghan s'avère plus difficile qu'initialement prévue. La Chine ne devrait pas non plus apprécier la présence à ses frontières une zone « grise » susceptible de servir de zone de repli à de potentiels insurgés ouïgours. Enfin, la Russie ne peut rester les bras croisés pendant qu'une partie de sa zone d'influence s'enfonce dans l'anarchie.

La Russie héritière de l'URSS demeure en effet le principal pourvoyeur de sécurité pour les États de la région. C'est un rôle qu'elle a jusqu'ici réussi à préserver face au partenaire chinois, lequel la surclasse haut la main en matière d'économie. Ne pas se porter au secours d'un gouvernement allié ayant officiellement demandé assistance reviendrait de fait à abandonner cette position, qui ne manquerait pas d'être prise par une tierce puissance. La Chine est bien placée pour intervenir, tandis que l'Ouzbékistan pourrait être poussé à pénétrer au Kirghizistan pour faire cesser pogroms et exode de réfugiés.

Ainsi, la Russie se réserve la possibilité de faire usage de ses forces militaires (une telle possibilité n'a pas été écartée dans les déclarations officielles) et a encore renforcé son dispositif militaire au Kirghizistan. Cependant, peu enthousiaste à l'idée de s'engager directement dans une action militaire hasardeuse, Moscou attendra probablement de voir si des mesures plus drastiques de la part du gouvernement kirghize couplées au spectre d'une intervention des troupes russes suffiront à rétablir l'ordre avant de faire mouvement (à reculons). Et si mouvement est fait, ce sera de préférence avec la bénédiction de l'OTSC ou de l'OCS. Cependant, le fait que certaines sources avancent que les violences ont fait place à de simples pillages semble annoncer un retour au calme, sinon proche, du moins à venir.
Des forces de l'ordre d'Ouzbékistan aident les réfugié ouzbeks du Kirghizistan à traverser la frontière.
(Crédits: www.eurasianet.org)

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