mercredi 9 juin 2010

Opium, poison de rêve et cauchemar de la Russie...

Comme un écho à l'offensive de l'OTAN actuellement en cours dans le sud afghan, s'est ouvert aujourd'hui à Moscou un forum international dédié au problème de l'opium dans ce pays. Quelques jours auparavant, le Kremlin avait fait part de son agacement face à ce qu'il considère comme une implication insuffisante de l'OTAN dans la lutte contre la culture du pavot et le trafic de drogue à destination, entre autres, de la Russie. La question revêt une importance toute particulière pour cette dernière, bien plus que pour les pays d'Europe ou d'Amérique du Nord.
Les psychotropes en Asie Centrale: du folklore à l'exportation

Le climat de l'Asie Centrale et de certaines régions d'Afghanistan se prête à merveille à la culture de plantes telles que le cannabis, le pavot ou l'ephedra, qui servent de base à plusieurs psychotropes. Fort logiquement, les habitants de la région ont appris à utiliser les propriétés de ces plantes à diverses fins, notamment médicinales (les lecteurs des Cavaliers de Joseph Kessel se souviendront de l'utilisation de l'opium comme antidouleur).
La culture du pavot en Afghanistan et a fortiori en Asie Centrale sous contrôle soviétique jusqu'en 1991 n'a cependant pas significativement progressé avant 1979 et le début de la Guerre d'Afghanistan. Ce développement est à la fois dû au conflit en lui-même (l'opium fut utilisé pour financer le djihad des moudjahidines avec la bénédiction de la CIA et des services pakistanais) et à l'interdiction de la culture dans plusieurs pays (Turquie en 1972, et en Iran après la Révolution Islamique). Suite au retrait soviétique et à l'installation de la guerre civile dans le pays, la culture du pavot a continué de se développer. En effet, l'aide américaine s'étant tarie, l'opium était un bon moyen de remplir les caisses des différentes milices et de fournir un revenu minimum aux populations rurales. Enfin, cette culture ne  nécessite qu'un apport réduit en eau et peut se conserver relativement longtemps, ce qui a son importance dans un pays où l'eau est rare et les routes peu développées.


Genèse d'un cancer

Jusqu'au début de la guerre d'Afghanistan, la consommation de psychotropes divers était limitée en URSS. Le stress enduré par les soldats soviétiques (dont de nombreux réservistes et appelés)a poussé ces derniers à vers la toxicomanie. La dépendance s'est alors répandue en URSS elle-même, ce qui a provoqué l'apparition de filières d'exportation entre Afghanistan et URSS, filières qui ont perduré par la suite. Avec la fin de la guerre et l'éclatement de l'URSS, le contrôle des frontières s'est dégradé de manière significative alors même que les républiques d'Asie Centrale s'appauvrissaient à vue d'œil. Enfin, la guerre civile au Tadjikistan a permis le développement de filières stables, facilités par les liens ethniques entre Tadjiks, et une langue commune (le russe) partagé par tous les peuples d'ex-URSS. Aujourd'hui encore, ces filières bénéficient du régime migratoire relativement souple entre la Russie et le Tadjikistan, ainsi que de l'implication de hauts fonctionnaires (notamment des vétérans de la guerre civile tadjike parvenus à des postes à responsabilité) dans le trafic. Enfin, certains militaires russes déployés au Tadjikistan ont par le passé utilisé des vols militaires (exemptés de contrôles) pour faire passer de la drogue en Russie, ce qui a poussé Moscou à contrôler plus étroitement son contingent dans ce pays.

En raison de la lutte extrêmement active menée par l'Iran contre le trafic de drogue, une partie importante de l'héroïne afghane transite désormais par l'Asie Centrale et la Russie. Les frontières sont en effet poreuses dans cette région, et le fait que les volumes transportés aient tendance à diminuer (les trafiquants préfèrent maintenant transformer directement l'Opium en Afghanistan) n'arrange en rien le travail des douanes. Fatalement, les lieux de passage finissent par devenir des débouchés, et la Russie doit aujourd'hui gérer un colossal problème de narcotrafic dont les conséquences n'arrangent pas sa situation démographique. D'après une étude de l'ONU, 30.000 russes (sur les 100.000 victimes annuelles de l'héroïne) meurent en effet chaque année à cause de l'héroïne, tandis qu'entre 1,5 et 6 millions de personnes sont héroïnomanes. Cela pose de nombreux problèmes d'ordre sanitaire (transmission du VIH) et socioéconomiques (l'addiction touche davantage les jeunes, ce qui n'augure rien de bon pour l'économie russe).
Les racines du mal

L'agacement plus que perceptible de la Russie est à la fois dû à l'envergure qu'a pris le narcotrafic et à son origine. Le développement du trafic de drogue depuis l'Afghanistan et le Pakistan a en effet démarré avec la bénédiction de la CIA, et la production afghane de pavot n'a cessé d'augmenter depuis le début de l'opération « Enduring Freedom ».
Qui plus est, à l'heure actuelle, l'ISAF est davantage concentrée sur la réduction des insurgés qui, s'ils tirent profit du trafic de drogue, n'en sont qu'un acteur parmi d'autres. Moscou reproche ainsi à l'OTAN d'avoir renoncé à la destruction des champs de pavot, sous prétexte qu'une telle mesure pousserait les agriculteurs dans les bras de l'insurrection. Washington préfère en effet laisser aux autorités afghanes (qui jusqu'ici n'ont pas fait preuve d'une grande efficacité) le soin de lutter contre le narcotrafic, de préférence en s'attaquant à l'héroïne déjà transformée. Moscou n'a d'ailleurs pas manqué de mettre en évidence le décalage entre cette ligne « douce » et les méthodes beaucoup plus « musclées » encouragées par Washington dans le cadre de la guerre antodrogue en Amérique Latine. Il en va de même pour le manque de coopération entre forces de sécurité en Afghanistan (locales ou étrangères) et celles des États bordant la frontière nord du pays.

Pour finir, il semble que l'expérience colombienne de lutte contre la culture de la coca mérite en effet un examen approfondi dans la mesure où certains de ses enseignements sont potentiellement utiles pour la conduite des opérations antidrogue en Afghanistan. Une doctrine d'"action intégrale" qui, contrairement aux idées simplistes, repose aussi bien sur la coercition (élimination des cultures illégales) que sur les opérations populo-centrées (création d'opportunités de développement économique et protection/contrôle des populations). A noter également l'action des forces françaises dans leur secteur de responsabilité, intéressante à plus d'un titre.

Mise à jour (10.06.10): à noter aujourd'hui, pour les russophones, cet article traitant du transit de la drogue au Kazakhstan, dans la foulée du sommet de l'OCS qui se tient à Tachkent ces jours-ci.

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