vendredi 30 avril 2010

La suite... en attendant la suite

En attendant la parution des articles précédemment annoncés, voici le dernier d'une série consacrée au Kirghizistan (les autres sont consultables ici et ). La rédaction date un peu, mais il me semble néanmoins encore d'actualité.

Crédits photo: www.ferghana.ru

La question foncière ressurgit au Kirghizistan

Plus de deux semaines après le début des troubles qui ont entraîné la fuite du président Kourmanbek Bakiyev, le Kirghizistan semble s'enfoncer chaque jour un peu plus dans l'incertitude quand à son avenir. Revenant sur ses déclarations depuis la sécurité de son exil à Minsk, le président déchu, qui nie maintenant avoir démissionné, et incite ses partisans dans le sud du pays, à s'opposer au pouvoir intérimaire. Déjà maîtres de Djalalabad, où ils ont installé un pouvoir régional refusant l'autorité de Biskhek, ils semblent croire au retour de Bakiyev dans le pays et au pouvoir. Alors que la fracture nord-sud au sein du pays se creuse, les pillages et confiscations extrajudiciaires de propriété foncière se multiplient, ainsi que les agressions visant les minorités meshkètes[1] et russes du pays. Devant la gravité de la situation et la nervosité croissante du Kremlin, Bishkek a autorisé le recours à la force létale pour protéger individus et propriétés des pillards, allant dans le sens de l'ancien Premier Ministre Felix Koulov.

La question de l'accès à la propriété foncière ressort en ces temps d'anarchie avec une acuité particulière[2] et illustre bien des tensions. Pays montagneux, le Kirghizistan fait face à un manque de terrains, facteur de renchérissement et de concurrence accrue à plusieurs niveaux. Tout d'abord, entre agriculteurs, qui attendent la récolte à venir, et migrants internes, qui cherchent un endroit ou vivre à proximité de Bishkek[3]. Ensuite, entre kirghizes ethniques et minorités[4], les premiers cherchant à s'emparer des propriétés des seconds[5]. Les expéditions visant à s'emparer de propriétés foncières visent aussi bien les minorités ethniques que les terrains sur lesquels la famille Bakiyev avait depuis 2005 fait main basse.

Il ne s'agit pas de simples occupations, dans la mesure où les terres envahies font l'objet d'une appropriation et d'un découpage en parcelles. De tels phénomènes s'étaient auparavant produit en 2005, avant que les squatters ne soient délogés par la police et les terres récupérées par des personnes bien introduites. Aujourd'hui, alors que la police n'a pas patrouillé certaines zones depuis le début des troubles, les appels du gouvernement et des autorités islamiques officielles à cesser les pillages restent lettre morte. En effet, au sentiment d'impunité s'ajoute une profonde désaffection vis-à-vis des autorités, par ailleurs mal placées pour lancer des appels au respect de la loi puisqu'issues d'un processus non réglementaire. « Vous avez pris des portefeuilles, nous de la terre; où est le problème? » semble être la réponse des squatters aux autorités soucieuses de garder le contrôle de la situation, d'autant plus qu'il n'est pas impossible que les terres saisies ne soient pas restituées à leurs propriétaires[6]. Et vu la tension actuelle, il semble peu probable que le gouvernement intérimaire soit désireux de faire couler davantage de sang.

Détail intéressant, les individus prenant part aux occupations et aux saisies de terres semblent divisés en deux catégories (voir ici et ). La première regroupe des personnes se livrant d'elles-mêmes à des saisies et occupations le plus souvent sans violence. La seconde est quant à elle organisée, dirigée et même ravitaillée. Il se pourrait donc qu'un groupe profite, ou pense pouvoir profiter du chaos actuel, malgré les conséquences potentiellement catastrophique d'une prolongation et d'une diffusion du désordre au delà du pays.

En effet, le sud du Kirghizistan englobe une partie de la Vallée du Ferghana, majoritairement peuplée d'Ouzbeks et renommée pour être un foyer d'activité islamiste potentiel. En 2005, quelques semaines après le renversement du président Akayev, l'Ouzbékistan avait à son tout été confronté à un soulèvement majeur à Andijan, important centre urbain du Ferghana ouzbek, rapidement écrasé par l'armée au prix de nombreuses victimes civiles. La crainte d'une répétition de ce scénario ou d'une déstabilisation durable du Kirghizistan qui y permettrait l'installation de groupes islamistes armés a dores et déjà poussé Tachkent à se rapprocher de Moscou, alors que les relations étaient tendues depuis un certain temps. Le principal risque, tel qu'il est probablement appréhendé par les différentes capitales, réside davantage dans une montée incontrôlée des tensions interethniques que dans un face-à-face prolongé entre Bishkek[7] et le président déchu. Reste à espérer que les mesures prises par le gouvernement intérimaire (répression accrue et élections)et la crainte d'une implication russe supplémentaire[8] suffiront à calmer le jeu.




[1] Originaires du Caucase, les turcs Meshkètes furent déportés en Asie Centrale par Joseph Staline en 1944.
[2] Il semble que 80% des plaintes récemment enregistrées concernent des saisies illégales de propriété foncière.
[3] La capitale, qui héberge le bazar de Dordoï -l'un des plus importants d'Asie Centrale- concentre en effet les activités économiques. Les migrants espèrent donc y trouver un emploi.
[4] Les turcs sont les plus visés, bien que les russes aient aussi payé leur tribut à la violence. La perspective d'être confrontés au troupes russes de la base de Kant a peut-être joué dans l'entrain « modéré » avec lequel les pillards ciblent les Russes du Kirghizistan.
[5] La situation n'est bien sûr pas univoque, et plusieurs témoignages font état de Kirghizes protégeant les propriétés ou la sécurité de Turcs ou de Russes.
[6] Cela s'est apparemment produit en 2005.
[7] Bakiyev, réfugié à Minsk, demeure quoi qu'on en pense à la merci de Moscou.
[8] Moscou a en effet renforcé ses effectifs dans le pays et fait part de sa préoccupation quant aux risques encourus par les russes du Kirghizistan. Sachant que la doctrine militaire russe envisage explicitement des opérations extérieures pour protéger ses ressortissants à l'étranger, et que la guerre d'août 2008 en Géorgie a prouvé que la Russie pouvait encore recourir à la force militaire, une telle éventualité demeure bien envisageable.

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