Pays le plus peuplé d'Asie Centrale, l'Ouebékistan fêtera bientôt les 20 ans de son indépendance acquise suie à l'implosion de l'URSS. L'occasion de revenir sur le chemin parcouru depuis lors qui, à n'en pas douter, mérite l'appréciation « bilan globalement positif ». Mais l'heure du bilan correspond également à ce qui pourrait bien être le début de l'extension du « printemps arabe » en dehors de son aire d'origine.
Printemps arabe au Caire, été brûlant à Tachkent?
Jusqu'à présent, les pays musulmans non-arabes ont été épargnés par la vague révolutionnaire. Alors que l'Iran des Mollahs avait déjà brisé la contestation un an avant le début des troubles en Tunisie et en Égypte, l'Asie Centrale ne semblait pas devoir être touchée par la vague des soulèvements populaires. Tout juste faisait-on état d'une remontée vers le Nord du chaos afghan, à la faveur des infiltrations de militants islamistes et du développement du narcotrafic dans la région, deux menaces dont le Kirghizistan et le Tadjikistan semblaient jusqu'ici les principales victimes.
Cependant, les derniers jours ont été, en dépit d'une apparence de tranquillité, marqués par plusieurs signaux faibles qui pourraient bien être annonciateurs de changements d'envergure. Une entité qui revendique être une coalition de partis d'opposition ouzbeks, le Mouvement Populaire d'Ouzbékistan, a récemment émis un manifeste dans lequel il dénonce la corruption du régime du président Karimov, ce qui n'est pas nouveau, et appelle les ouzbeks (membres des forces de l'ordre y compris) à la désobéissance civile et à la résistance (ce qui est par contre une nouveauté). Jusqu'à présent, en dépit des griefs évidents (mainmise du clan Karimov sur l'économie du pays, problèmes environnementaux, dégradation de la situation économique, etc...), les velléités de rébellion avaient été tuées dans l'œuf par l'appareil sécuritaire et le souvenir des émeutes d'Andijan, réprimées dans le sang en 2005. Qu'est-ce qui pousse aujourd'hui l'opposition à sortir ainsi du bois?
« Aube de l'Odyssée » : conséquences imprévues
En 2005, la répression avait certes provoqué de vives critiques de la part des occidentaux, mais n'avaient pas eu de conséquences graves, puisque le soutien de la Russie à la thèse officielle (celle d'un soulèvement islamiste armé mis en échec par les forces de sécurité) empêchait toute action du conseil de sécurité. De plus, les Occidentaux engagés en Afghanistan avaient trop besoin de l'Ouzbékistan, par lequel transite une partie importante de leurs approvisionnements logistiques, pour mettre fin à une collaboration stratégique pour quelques dizaines de morts, et l'affaire en était resté là.
Lorsque les troubles ont commencé en Tunisie, il apparaissait peu probable que de tels évènements puissent toucher des pays où la répression avait par le passé été bien plus sanglante, comme la Syrie. Cependant, c'était sans compter sur l'épisode libyen. Non seulement certaines puissances occidentales ont effectivement pris la décision d'intervenir militairement pour empêcher l'écrasement d'une rébellion, mais les pays qui avaient pour habitude d'opposer leur veto à de telles initiatives (Chine et Russie en tête) n'ont pour une fois pas bougé le petit doigt. Ce nouveau contexte a fort probablement enhardi les opposants ouzbeks, qui se sont pris à rêver que la Russie et la Chine ne s'opposeraient pas au renversement de Karimov, comme cela semble être le cas pour Khadaffi (consentir à laisser faire l'intervention revenant de facto à accepter le risque de renversement du dirigeant libyen).
Qui se cache derrière le « Mouvement Populaire d'Ouzbékistan »?
Le mouvement cherche à dissiper les craintes qui ne manqueront pas de naître face à son appel à la révolte chez les occidentaux et les Russes : s'ils se revendiquent musulmans, ils n'ont rien à voir avec Al Qaïda ou l'un des épouvantails islamistes régulièrement agités par les régimes locaux pour justifier leur autoritarisme. Mieux, ils appellent même l'étranger (Russie et Occident, mais aussi le reste de l'Asie Centrale) à soutenir leur mouvement au lieu de conspuer Juifs et Croisés à l'origine du maintien des régimes autoritaires. Cependant, sans que cela permette d'affirmer que le mouvement en question est lié à Al-Qaïda ou au Mouvement Islamique d'Ouzbékistan, il apparaît cependant assez marqué par la rhétorique de l'Islam politique. Outre les paragraphes traitant de sa religiosité, la première illustration de la paupérisation croissante de la population mise en avant est... le développement de la prostitution. On notera aussi les qualificatifs employés pour décrire l'évolution du pays sous Karimov (désespoir, mais aussi vol, prostitution et « amoralisme »), qui ne sont pas sans rappeler les invectives les plus courantes de l'Islam politique.
L'appel constate par ailleurs, au vu de l'absence d'évolution positive depuis 20 ans et des exemples arabes, qu'il ne sert à rien de tenter de faire bouger le régime par des moyens légaux et pacifiques, tant le niveau d'oppression est fort, ce qui fait de la désobéissance civile (ou de la résistance, si le régime fait usage de la force) la seule méthode qui permette de renverser Karimov. C'est donc bien un appel à la rébellion...
Se pourrait-il que le Hizb ut-Tahrir (Parti de la Libération, islamistes fondamentalistes se revendiquant non violents), soit derrière cette déclaration? Si oui, cela constituerait d'une certaine manière un changement de ligne significative, puisqu'il n'a jamais ouvertement appelé à l'insurrection violente. Et vu sa solide implantation chez les Ouzbeks et ses contacts (supposés) avec le Mouvement Islamique d'Ouzbékistan, il dispose d'un réel pouvoir de nuisance dans une région prête à exploser.
Ces menaces de révolution se concrétiseront-elles? Peu probable étant donné le souvenir encore vif d'Andijan, et le contre-exemple aujourd'hui offert par la Syrie (où les Occidentaux n'interviennent pas, du moins pas encore, malgré les nombreuses victimes provoquées par la répression). D'ailleurs, cela n'a pas l'air de réellement perturber les pays qui investissent encore massivement en Ouzbékistan (la Chine, pour ne mentionner qu'elle) ou reçoivent malgré une réputation plutôt sulfureuse (Karimov a en effet été reçu à Bruxelles au début de l'année,et a même reçu une invitation de Silvio Berlusconi).
Cela dit, à en juger par l'exemple libyen, être reçu par le cavaliere alors qu'on est duce en son pays n'est pas forcément du meilleur augure...